Histoire de Marie

On me donne début juin, la collection des photos de famille de Marie. Bonheur et impression étrange de me trouver en possession de la mémoire d'une famille que je ne connais pas. Je sais seulement qu'elle était fille d'immigrés espagnols (Majorque, Soller) et que ses parents tenaient rue Sadi Carnot, une épicerie "Le Jardin d'Espagne" .
J'ai publié une première photo, et tous mes amis se sont mis à écrire...
Alors ce blog où l'histoire de Marie s'écrit (s'invente) petit à petit... au fil des commentaires, des messages
.
Un grand bazar ...
work in progress,

B. Chaix (juin 2010)

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Générique de fin
(avant un autre projet, certainement)


Merci à tous les amis auteurs, ce fut une belle histoire.
François a écrit un bel adieu à Marie . Je n'écrirais pas plus.

Marie , la vraie, est décédée l'an dernier, le 31 mars.

B Chaix (26 mars 2011)

dimanche 15 août 2010

A la recherche de Marie (fin) : Assomption

Ferdinand, le journal de Lisbonne (texte complet)

Journal de Ferdinand (3) — Lisbonne, le 5 Août

J’ai rencontré hier, par hasard bien sûr — mais existe-t-il autre chose que le hasard ? —, quelqu’un qui avait connu Marie bien avant qu’elle soit devenue l’objet de toutes nos attentions. Les circonstances de notre rencontre valent d’être rapportées. J’étais dans un bar de Belem, un internet café, installé dans cette zone où se trouvaient autrefois des cabanes et des hangars pour la pêche, sous les grondements du pont gigantesque qui enjambe le Tage.

J’avais bu plusieurs Caipirinha tout en lisant les dernières propositions de Vinika sur Facebook. Les photos de Brigitte me plaisaient bien. Imaginer le voyage en Chine de l’album de Marie me conduisait immanquablement à quitter des yeux mon écran pour contempler l’estuaire, où passait un de ces paquebots de croisière qui naviguent entre Southampton et Gibraltar, La Rochelle ou Lisbonne, puis à le suivre des yeux aussi loin que je pouvais vers l’Atlantique. On se sent Pessoa quand on est ici me disais-je en commandant une cinquième Caipirinha. Evidemment… évidemment… on se sent proche de Valéry Larbaud aussi (plus que de Paul Morand), et de la mélancolie transatlantique. Bref, saudade saudade et tout ce qui s’en suit. Dans mon cœur commençait à germer des Brésils, Bahia débarquait dans un coin de mon cerveau, nourri par le Tiete d’Agreste que j’avais lu avant de partir, et l’autre Belem, où je ne suis jamais allé s’installait petit à petit dans les vapeurs d’Amazone qui montaient du fleuve. Avec la nuit, une sorte de fog suivait les berges, envahissait la ville basse, escaladait les pentes de l’Alfama, jusqu’aux remparts usés du château Saint Georges.

À la troisième gorgée de mon breuvage favori, une silhouette s’est inscrite en surimpression sur le cadre doré rapporté de Sicile par Yannick en juillet, et que je regardais pour la millième fois sur l’écran de mon Mac. Le reflet d’une femme jeune, méditerranéenne elle aussi faisait presque bouger les lèvres de la figure photographiée. Je me suis retourné. Puisque le reflet me parlait, autant l’écouter en direct et regarder en face l’indiscrète qui lisait en se penchant par dessus mon épaule ; elle devait être très près de moi pour que son image à ce point occupe la surface de l’écran. Ce mouvement, tourner la tête vers l’inconnue, peut paraître naturel maintenant, il faut tout de même noter qu’il ne l’était pas sur le moment, un peu parce que je désirais sans doute préserver cette intimité le plus longtemps possible, ne doutant pas en effet que, se sachant découverte, l’indiscrète amorcerait un mouvement de recul et s’enfuirait peut-être, un peu parce que l’obscur pressentiment qu’il s’agissait d’une figure fantomatique, irréelle, me commandait de rester à l’écart des esprits auxquels je ne veux pas croire et me dispensait ainsi de communiquer avec un fantôme dont j’aurais été bien embêté de vérifier l’existence de façon aussi inopinée.

Ce fut elle qui parla la première pourtant et me fit me retourner. Oh mon dieu ! Marie… dit-elle en français et presque sans accent. Je sentis son souffle tout contre mon oreille, un frôlement de sa main sur mon épaule, je sentais le jasmin. Puis, elle retint sa respiration un moment et quand enfin je la vis, elle ne semblait pas avoir l’intention de partir, elle avait quelque chose de Laura ou de La femme au portrait. J’ai tout de suite su qu’elle allait m’entraîner en dehors du monde réel. C’était un tableau qui bougeait, une lisboète jeune, élégante et vive que rien ne gênait dans cette situation et qui voulait me raconter une histoire qui ne serait ni la sienne, ni la mienne : l’histoire d’une autre femme aujourd’hui disparue. Elle allait, elle aussi, me donner sa version du cycle de Marie. J’ai vécu en France à la fin des années 90, j’avais vingt ans, j’étais étudiante. En 2003, je me suis mariée ici à Lisbonne, nous somme allés vivre à Macao, puis Singapour, puis Bangkok. Je suis rentré hier, c’est à dire il y a deux ans. Cela fait plusieurs vies, n’est-ce-pas dit-elle ? Je ne réponds pas. Je nous commande des Caïpirinhas. Je dis : et Marie ? Avant moi, ma grand-mère avait vécu à Paris, puis dans le sud pendant la guerre. Elle avait une amie, Marie, puis elles se sont perdues de vue. Ma grand-mère est rentrée malgré la dictature, et à cause de la dictature, Marie n’est jamais venue à Lisbonne. Mes études à Lyon ont servi de prétextes à la recherche d’indices, puis aux retrouvailles. Evidemment, l’histoire de l’inconnue me plait bien. Elle donne une épaisseur européenne à notre personnage : de la photo sicilienne à la source mayorquine et aux amitiés portugaises. Je voudrais savoir comment elle, à 20 ans, elle a retrouvé Marie, quelle a été son enquête, ce qu’elles se sont dit, si les deux femmes âgées se sont aussi retrouvées et quelle fut leur histoire commune. Elle s’appelle Maria-Luisa et elle dit non ! vous vous trompez. C’est une histoire beaucoup plus compliquée qui commence à Macao dans les années 20.

J’ai débranché l’ordinateur dont la lumière me gênait, et j’ai écouté Maria-Luisa parler. L’histoire de Marie s’éloignait, remontait le temps encore, faisait le tour des continents , s’installait en Asie dans la lumière tamisée d’un film de Sternberg. Je n’ai pas le temps aujourd’hui de transcrire l’histoire de Maria Luisa, je m’en occuperai un de ces jours. Maria-Luisa — toutes les filles ainées de la famille s’appellent ainsi, dit-elle — tenait un bar à Macao. Au début de 1922… Je reprends tout ça demain…

Le 10 août

Impossible d’écrire depuis plusieurs jours. Promenades dans Lisbonne. Longues rêveries à la terrasse des cafés.

Nous avions rendez-vous hier soir, Maria-Luisa et moi, dans un bar de la Calçada Nova de São Francisco, un bar qui s’appelle Fabulas. Beau nom ! C’est pour nous, ça ! me disais-je en me rendant au rendez-vous. Maria-Luisa voulait me montrer des photos de sa grand-mère et des photos de Marie, mais elle n’est jamais venue. Je ne la reverrai certainement pas avant mon départ et nous n’avons échangé aucune adresse. Pour remonter le temps, je vais devoir retrouver sans l’assistance de ses images, les chemins difficiles qu’elle m’a enseignés le soir du 4 août, à Belem,.

Imaginez Macao dans les années 20 me disait-elle. Pour moi, ce n’était pas difficile : Macao, l’enfer du jeu, Le paradis des mauvais garçons. Je suis prisonnier d’une imagerie hollywoodienne dont je ne peux me défaire. Maria-Luisa a vingt ans donc, elle a quitté l’aristocratie lisboète qui l’a fabriquée pour vivre autre chose ici, à Macao. Imaginez l’été à Macao, maintenant. La mousson. On vit dans un aquarium, la pluie tiède tombe sans discontinuer. Maria-Luisa chante dans un bar pour gagner sa vie. C’est à ce moment là qu’elle m’explique que toutes les femmes de sa famille s’appellent Maria-Luisa. Celle-ci est son arrière grand-mère. Une enfant terrible. Appelons la Maria-Luisa I comme je serai pour vous Maria-Luisa IV. Je ris. Seriez vous toutes reines ? Si vous voulez, me dit-elle en allumant une cigarette. Celle-ci est la reine d’un paradis pour mauvais garçons et elle tombe amoureuse d’un marin espagnol. Amoureuse n’est pas qu’un mot. Les nuits et les promesses se suivent dans la moiteur de juillet. Un jour, le navire d’Andrès est réparé, et il s’en va. Maria-Luisa II, ma grand-mère, naîtra à Macao en 1923.

Je me souviens de lui avoir dit qu’elle était la Béatrice qui guidait une fois de plus les pas de l’inconnu sur les routes dangereuses de la mémoire. Le passé revenait. Mais quel passé ? Certes ce n’était pas le mien et pourtant je reconnaissais tout : Maria-Luisa I, de retour malheureux au Portugal vers 1932 à la veille de l’arrivée au pouvoir de Salazar, célibataire accompagnée de Maria Luisa II, à peine âgée de 9 ans.

Ah ! je porte en moi tous les rêves du monde disait en 1928 Alvaro de Campos, et moi je continue de rêver en écoutant une Maria-Luisa IV me raconter la vie de toutes les Maria-Luisa. Cette unique réalité qu’est le mystère ou cette unique mystère qu’est la réalité, que dit encore le poète ? la gifle en tous cas du retour sur terre ou dans sa famille aristocratique des bords du Douro (Ah le Porto de mon enfance que montre Oliveira). Marie Luisa II élevée cachée quelque part dans la campagne à Sintra ou à Evora, le chant des religieuses, le retour régulier des processions. Et puis un jour, l’enlèvement, la fuite en Egypte, c’est-à-dire en Espagne, la traversée de la péninsule en guerre, cap sur Barcelone, l’espoir fou de retrouver Andrès qui n’écrit plus à Maria-Luisa depuis des années. Un jeu d’adolescentes : franchir les frontières pour la mère et sa fille…

À l’entrée du quartier chinois que les italiens bombardent depuis deux jours, comment voulez-vous que je continue ? me demande Béatrice. Où voulez-vous aller maintenant ? Andrès est en France vous le savez bien et il a une fille du même âge que Maria Luisa II, ma grand-mère, une fille de 16 ans qui se prépare sans le savoir à une autre guerre, presque une jeune fille elle aussi, elle a déjà des amis Roland, Vincent, François ou Ferdinand et bientôt Kostro. Ou bien préférez-vous qu’il n’y ait qu’une seule fille d’Andrès, que Marie soit Maria-Luisa, la fille un beau jour retrouvée, rescapée de Macao, de la bigoterie Salazariste et des bombes fascistes, Marie-Maria un beau jour retrouvée par son père à la fin de l’odyssée, Maria la sœur de Margueritte, plus grave, plus sombre, Maria marquée à 15 ans déjà par les tragédies du siècle ?

Une bombe mussolinienne expédie mon arrière grand mère dans l’au-delà. Sa fille, tenace, enquête, prend le bateau, retrouve la trace et le nom du père à Majorque, apprend qu’il a émigré, arrive en France, devance la déroute des républicains, suit les côtes sableuses, remonte le cours du Rhône, tombe enfin dans les bras du père qu’elle n’a jamais vu et dont elle ne parle qu’à peine la langue.

Je regarde l’autre fleuve, le Tage qui pousse nos rêves vers l’Atlantique, les détroits du bout du monde, Macao, Shangaï ou Bangkok. Je vois le visage de Marie que le siècle modèle. Je vois les errances, les lignes de fuites, je vois des passages secrets entre les continents. Marie, petite épicière qui ressemblait à ma mère, vous connaissiez tant de choses à 20 ans que je n’aurai pas vues à 60 !

Vous m’écoutez vraiment ? seriez-vous stupide ! me dit Maria-Luisa IV avec une effronterie qui m’aurait froissé en d’autres circonstances. Voyons ! un peu de bon sens, si Marie et Maria Luisa n’étaient qu’une seule personne, qui serais-je alors moi qui vous parle et qui suis née à Lisbonne ? Une fille cachée de la fille cachée de Marie ? Votre imagination vous perdra, vous êtes trop romanesque, me dit-elle en poussant vers moi le verre de caipirinha auquel elle n’a pas touché. Non. Maria Luisa II n’est que la demi-sœur de Marie et de Margueritte, mais il n’est pas faux de dire qu’un jour de février 1939, elle est arrivée à Valence pour y mettre un peu de désordre. Marie l’aima tout de suite, Margueritte marquait de la distance, quant à Andrès, il lui fallut tout raconter à la famille réunie autour de la lampe à pétrole. Je vous passe la scène. Les lettres du marin de Macao étaient sans équivoque : il avait aimé de loin, pendant de longues années, jusqu’à son départ pour la France, cette autre famille : une jeune aristocrate en rupture de classe sur les trottoirs de Macao, et une fillette qui avait grandie dans la boue du bout du monde puis dans la sècheresse des sierras.

Essayons autre chose dit Maria-Luisa. Prenons maintenant l’histoire par l’autre bout. 1998 : j’ai vingt ans. La famille est depuis longtemps réconciliée. Mon père, a repris en main la quinta familiale. Maria-Luisa III existe mais ce n’est pas ma mère, c’est ma tante, la sœur cadette de mon père. J’ai vingt ans et je suis étudiante, je viens de lire un essai auquel vous avez collaboré. L’ouvrage est coordonné par Yannick Vig, il s’appelle Kostro, cinéaste de l’invisible. Je me souviens encore des titres de chaque contribution. Vinicka Brad a écrit un très beau texte sur L’imaginaire social de Gérard Kostro, Brigitte Choux signe une contribution étonnante : Pourquoi les films invisibles sont-ils plus beaux que les autres ? . Votre texte est une Enquête sur la disparition d’un cinéaste. Nicole Short a écrit un sonnet : Tombeau de Guillaume Kostro. Beatrice D. a refusé de signer son article mais tout le monde reconnaît ses mérites dans une contribution fondamentale à la connaissance du travail de Kostro : Traces matérielles d’un projet immatériel : Gilbert Kostro, le fantôme de la liberté. Yannick a écrit un éditorial très théorique qui sera pour moi, pendant de nombreuses années, une référence essentielle : Images invisibles : le luxe des pauvres. J’allais oublier l’article de Bruno Laurier (signé Stepan, comme il se doit : La disparition de Lucie Yoll). J’avais lu Christian Metz et Noël Burch, Daney et Deleuze mais ce livre là, je peux dire que sans lui je n’aurais pas fait de cinéma.

Voici la fin de mon histoire me dit Maria-Luisa. Il était trois heures du matin. Une jonque fantôme remontait le Tage, le brouillard était si épais qu’on ne voyait plus les immenses arches du pont dont le grondement s’était affaibli dans la nuit. C’est le printemps 98 et je viens de décider de quitter le Portugal pour venir à Paris étudier le cinéma. Je pose votre livre sur une table basse et Maria Luisa, ma grand mère, Maria Luisa II, regardant la couverture : Kostro, cinéaste de l’indicible, Yannick Vig (dir.) : Qui t’as parlé de lui ? Ton père même ne sait rien.

Mais savoir quoi grand mère ? et de quoi parlez-vous ? Le nom de Kostro évoque-t-il quelque chose ? Je sais qu’elle a vécu en France, qu’elle est rentré au Portugal tout de suite après la naissance de mon père, en 48. Je sais tout cela mais à ce moment là je ne sais rien de ce que je vous ai raconté. Je vis pour moi, jeunesse magique dans l’insouciance des origines. Et Maria-Luisa ne m’a rien dit non plus, ce jour là. Elle m’a juste donné le nom de Marie à Valence, qui avait été son amie, et qui avait connu Kostro pendant la guerre. Elle ne m’a pas dit que Kostro était mon grand père, cela, c’est Marie qui me l’a appris quelques mois plus tard dans la petite épicerie espagnole où elle a refait pour moi les trajets de l’enfance, revécu le roman de l’adolescence.

Le lendemain, pour voir le soleil qui s’incline, j’avais suivi mon père en haut de la colline. La source du fleuve retenait nos regards, un semblant de bois vert, submergé de brouillard. J’allais partir, il le savait, nous nous taisions. Il croyait que je courais vers l’avenir alors que j’allais visiter les grands secrets, plonger sous les racines, me perdre à mon tour de Paris à Macao…

A-t-elle encore parlé longtemps cette nuit là ? Je ne sais pas. Quand je me suis réveillé, le café était vide, un nouveau jour s’était levé, j’ai demandé au garçon où était la personne avec qui j’avais parlé une partie de la nuit. Il m’a dit qu’il ne savait pas, qu’il venait d’arriver, que j’étais seul et que je dormais comme un ivrogne. J’ai bu un café et je suis rentré à l’hôtel par les ruelles encore fraiches