Histoire de Marie

On me donne début juin, la collection des photos de famille de Marie. Bonheur et impression étrange de me trouver en possession de la mémoire d'une famille que je ne connais pas. Je sais seulement qu'elle était fille d'immigrés espagnols (Majorque, Soller) et que ses parents tenaient rue Sadi Carnot, une épicerie "Le Jardin d'Espagne" .
J'ai publié une première photo, et tous mes amis se sont mis à écrire...
Alors ce blog où l'histoire de Marie s'écrit (s'invente) petit à petit... au fil des commentaires, des messages
.
Un grand bazar ...
work in progress,

B. Chaix (juin 2010)

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Générique de fin
(avant un autre projet, certainement)


Merci à tous les amis auteurs, ce fut une belle histoire.
François a écrit un bel adieu à Marie . Je n'écrirais pas plus.

Marie , la vraie, est décédée l'an dernier, le 31 mars.

B Chaix (26 mars 2011)

samedi 17 juillet 2010

C’est décidé. J’écrirai l’histoire de Marie.

Histoire de Marie : Le journal de Ferdinand

(Ferdinand a comme nous trouvé sur Facebook les photos de Brigitte. Il a peut-être même écrit un ou deux textes. Puis plus rien. Il décide de prendre au mot une idée de François soutenue par Vinika : tenir un journal d’été pour soutenir l’histoire de Marie)

2 Juillet 2010. C’est décidé. J’écrirai cet été l’histoire de Marie. Non pas toute l’histoire de Marie, mais l’une de ses branches. J’ai assez perdu de temps avec cette histoire d’amour : je ne dois plus penser qu’à Marie, à ses vies multiples. Habiter la nostalgie avec elle. Ne plus aimer qu’elle.

4 Juillet, dans le diois. J’entrouvre les volets. Pentes douces de l’été. Odeurs et couleurs d’enfance. Adulte, je n’ai pas souvent connu de réveils éblouissants dans une maison à la nage au milieu du vert des prairies. Odeur d’enfance donc. Il est 6 heures 30. La maison est encore silencieuse. Je prends un quart de Lexomil pour retrouver le sommeil. Quelques heures encore : ce serait bien. Je me rendors avec Marie. Marie est venue ici à la fin des années trente, c’était une toute jeune fille. Les premières vacances d’une petite immigrée. Ses parents l’ont laissé partir dans la famille de son prof de maths. Il est tout jeune, il a déjà deux enfants, un bébé et un petit garçon de deux ans. Le couple s’est pris de sympathie pour Marie, élève méritante et pauvre. Ils ont décidé de lui offrir quelques jours dans la fraicheur des montagnes qu’elle ne connaît pas, en prétextant qu’elle s’occuperait des petits. Ses parents l’ont accompagnée à la gare, elle a mis son vélo dans le train. A Die, elle est descendue. Véronique était venue l’attendre, elles ont pédalé ensuite jusqu’au village, deux bonnes heures d’allégresse. Marie éprouve jusqu’à l’ivresse la liberté d’être des adolescentes, elle traverse la beauté d’un monde sans ride. Les volets s’ouvrent pour elle, pour rendre hommage à l’énergique beauté de son passage sur terre. Véronique la suit, veille sur elle comme une grande sœur, se revoit dix ans plus tôt dans le même paysage, celui que j’ai traversé hier soir. C’est à ce moment que je me suis rendormi et que j’ai perdu l’histoire de Marie.

Plus tard, ce matin j’ai photographié mon ombre dans un bassin où l’on avait mis le rosé au frais. Bien plus de la moitié de ma vie en tache noire sur la surface de l’eau. Au fond de l’eau, les quatorze ou quinze ans de cette fillette qui aurait pu être ma mère. Est-elle vraiment venue ici en 37 ou 38 ?

6 juillet. Retour de Paris en TGV. Tout à l’heure j’ai photographié un bateau mouche sous le Pont-Neuf. A cause des Quatre nuits d’un rêveur. Depuis 1976, les bateaux mouches appartiennent à Bresson et à ce film que j’ai vu comme un rêve. Rêve de plus en plus obscur au fil des années, de plus en plus mélancolique et inaccessible. Marie est assise en face de moi. Elle lit La ressemblance par contact. Elle n’a pas trente ans. Elle parcourt aussi un livre de Marguerite Duras sur lequel elle prend des notes au crayon à papier. Ce n’est pas Marie mais elle lui ressemble. Comment s’appelle la sœur de Marie dans notre histoire ? Marguerite. La véritable Marie a l’âge de Duras. L’homme qu’elle va épouser l’entrainera en Algérie où elle vivra jusqu’en 1959 ou 1960. A moins que ce ne soit Marguerite. Je vois plutôt les choses comme ça : Marie ne part pas, car finalement à son retour de Paris, Ferdinand demande la main de sa sœur — ça, il ne faudra vraiment pas l’écrire! la main de ma sœur c’est obligatoirement vulgaire —. Pourtant, c’est ce qui se passe Ferdinand part en Kabylie avec Marguerite et c’est Marie qui reste. Existences doubles, trajectoires contrastées. A retravailler.

Une anecdote me revient sur le voyage de Ferdinand à Paris. Place des Vosges : un couple de jeunes italiens, lui demande s’il sait où se trouve la maison de Victor Hugo. Il est terriblement ému. Il n’a pas aimé le Victor Hugo que l’école primaire française lui a enseigné celui de l’Art d’être grand-père et de Demain dès l’aube. Kostro ne parlait jamais que de ses amis surréalistes. Il comprend soudain que c’est l’homme des Misérables, des Châtiments et de l’Année terrible que recherchent ces étrangers. Et ça le bouleverse. Il a cherché avec eux la plaque apposée sur la façade de la maison à l’angle sud-est de la place autrefois royale.

Question : faut-il absolument que Ferdinand s’appelle comme moi ? Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée. J’hésite entre Fernand ou François. Ce qui me plairait c’est de l’appeler de son nom de famille. Pourquoi pas Flaubert ? ou Flobaire ? on verra.

10 juillet. Encore une journée sans écrire.

13 juillet. Depuis quelques jours, Facebook me demande si je veux devenir ami avec un certain Cédric Lagneau. Cet individu ne donne aucune information (pas une image, pas un mot) sur son identité. Deux solutions : ou bien Cédric Lagneau n’existe pas, ce qui est bien possible (mais dans ce cas qui veut me faire croire à son existence et pourquoi), ou bien c’est un personnage qui fait lui-même signe pour entrer dans l’histoire de Marie. Né à Mende, en 1919 ou 1920, il est un jour entré dans l’épicerie de Marie. On est en 1960. Les embouteillages monstrueux de la nationale 7 condamnent les voyageurs à faire halte dans les faubourgs de Valence l’été pour laisser refroidir le moteur de leur véhicule et pour se rafraichir d’une limonade. Lagneau a garé sa Citroën 15 devant l’épicerie. Il est entré au hasard dans l’épicerie que protège un auvent aux couleurs catalanes. Il a acheté une bouteille de limonade consignée, et il a tout de suite reconnu Marie qui ne lui a pas prêté un regard, la torpeur de la sieste et la lecture de Modes et Travaux occupant tout son esprit. Il reviendra. Cet automne, il reviendra. Rapporter la bouteille consignée ? Non il faudrait trouver un autre prétexte.

C’est sans doute lui, en tous cas, ce Christophe Mouton qui pourrait être mon ami si je le voulais. A moins que.

J’aime penser que cet inconnu n’est jamais revenu mais qu’il se le reproche et frappe aujourd’hui à nos portes pour rattraper ce qui ne se rattrape pas.

15 juillet. J'ai du mal à écrire. Quatorze juillet à C., un petit village à la limite de la Lozère. Ici coule une rivière qui s'appelle le Bonheur, elle descend vitement six kilomètres de granit, rencontre une nappe de calcaire où elle disparaît. Un kilomètre plus loin, elle sort de terre dans un beuglement de bête furieuse et descend les pentes du massif central jusqu'à l'Atlantique. Depuis sa résurgence, on l'appelle Bramabiau, puisque son brame est aussi poignant que celui des bêtes à cornes qui hantent le causse. En ferai-je une histoire ?

16 juillet. Hier soir en voiture sur France-Inter, un journaliste évoque "l'affaire Bettencourt" et le photographe Paul-Marie Banier. Un peu plus tard il parle de Pierre-Marie Banier. Moi il me semble que c'est François-Marie Banier. Peut-être s'agit-il d'existences virtuelles du même personnage. Ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre.

André-Marie Banier aurait refusé les milliards que lui offrait Mme B., Georges-Marie les aurait joués au poker, François-Marie ne sait pas qui est Mme B.

Paul-Marie est vraiment un photographe, artiste de la photo povera, il n'utilise que des appareils photographiques jetables. Il jette d'ailleurs aussi toutes ses photos au fur et à mesure qu'il les donne à développer, sans même les regarder.

Quant à Pierre-Marie, il ne boit que du tilleul et se nourrit des raisins secs, des noisettes et des amandes, que lui apportent les visiteurs de son ermitage, perché en haut d'un des plus hauts fayards de l'Aigoual.

Ferdinand-Marie, éperdu d'amour pour une drômoise rencontrée par hasard à Montbrun les bain, les aurait donnés à Marie qui aurait intégralement financé le projet de Kostro en 1956 : raconter la vie quotidienne de 6 familles de mineurs de fond, l'une à Oignies dans le Nord de la France, une autre à Fontanes dans le Gard, une troisième à Tien-Chi, province de Shang-xi, une autre près de Newcastle (GB), une du côté de Pittsburg (USA), et la sixième en Afrique du Sud, à 180 km au nord du Cap. Six ans de tournage, un mois par an sur chaque lieu d'exploitation. Des prises de vue difficiles, parfois interdites. Kostro confiait son matériel à des mineurs quand on lui interdisait l'accès aux puits. Le résultat : un film superbe de 12h45, un véritable opéra en hommage à ceux qui ont construit la dernière moitié du vingtième siècle, un regard compassionnel et complice sur le travail, les familles, l'usure du temps (six ans de tournage : les décès, les naissances, les mariages, les luttes comme pulsation de ce film fleuve). Le film aurait été projeté une fois en présence d'Albert-Marie Banier et de Mme B., chez les B. La seule copie a très vite disparu.

Quelques années, plus tard, fin 66 ou 67, Mme B. qu'on dit bouleversée par le film, confie à Louis-Marie, en cachette de son marie André qui est ministre du général De Gaulle, une très grosse enveloppe qu'il doit apporter à Jacques Duclos. Louis-Marie disparait, avec l'enveloppe, entre Saint-Martin de Crau et Arles le 21 Juin 1968. Duclos a toujours prétendu ne rien devoir aux Bettencourt.

Les media oublient toujours de rappeler qu’André Bettencourt avait un frère, Pierre, merveilleux écrivain, auteur du Bal des Ardents, de L'Océanie à bicyclette, du Voyage au pays des hommes bousiers, de La Vie est sans pitié et de plusieurs autres chefs d'œuvre. Dans la famille Bettencourt, je demande le poète !

17 Juillet. Marguerite est institutrice en Algérie. Marie a ouvert un magasin avec son mari. Nous en sommes là. Kostro s’est trouvé des frères ou des complices. Que faire de Roland ? Est-il possible qu’il soit ce professeur de mathématiques dont Marie sera toujours secrètement amoureuse ? Pour moi, Roland meurt en 56 en Hongrie, seul, écrasé par ses rêves. Faisons le disparaître en Hongrie. Je vois ainsi ma branche de l’histoire de Marie, un livre des disparitions. Dissolution de la petite bande de la jeunesse, dissolution des rêves de la résistance. Liquidation générale. Un jour de l’hiver 1970, Ferdinand a pris rendez-vous avec André Bettencourt, ministre des Affaires Culturelles. Il voudrait retrouver le documentaire de son ami Kostro. Kostro est mort dans un accident de voiture peu après le retour de Ferdinand et Marguerite. Kostro est mort sur le coup. Marguerite était avec lui et elle a perdu la vue. Imaginer le dialogue entre Bettencourt et Ferdinand. Que reste-t-il de leur passé ? Dites-le moi.

18 juillet. Tout cela n’a aucun sens. Il faut revenir aux photos. Je n’ai toujours pas écrit une ligne de l’histoire de Marie.

mercredi 14 juillet 2010

Le cycle de Kostro, Kostro et Cristo les jumeaux.






Kostro et Cristo.






Marie, la fiancée de Cristo


Ils étaient deux frères, d’origine hongroise par la mère et tchèque par le père. Je me souviens, ils étaient jumeaux. Mais ce qui est certain, c’est qu’ils étaient très différents. Et pourtant, avec le recul du temps, je me dis que tout compte fait, ils se ressemblaient, l’un aimait bouger en images, et l’autre dans la réalité… Toujours en mouvement ! Des vagabonds ! Un jour Christo quitta l’école des Beaux- Arts, s’engagea sur un bateau, il voulait naviguer, voir du pays. Il était passionné par la mer, et son livre de chevet « le million » de Marco Polo ne le quittait jamais. D’ailleurs, enfants, nous l’appelions Maroc Polo ! Il était très doué en dessin. Il vous croquait un visage, un paysage, une architecture, l’air de rien, sans effort, comme un jeu. L’un la plume, l’autre les mots…. Des joueurs de la vie. Oui, jouer pour se construire, pour vivre, l’éternel esprit de l’enfance. La liberté dans le jeu, le travail dans le Jeu. Kostro recevait à chaque saison un dessin avec un petit mot de son frère qui faisait le tour du monde à sa façon ! Pour gagner sa vie, il dessinait sur les ports, il faisait de la figuration, il travaillait comme marin… Il s’arrêta un long moment en Italie, il aimait ce pays. Et surtout, il avait rencontré une dame qui s’appelait Marie, comme notre Marie, et qui vivait à Naples. Chez elle, il a peint des citronniers en fleurs et envoyé des albums de dessins : Pompéi et les corps pétrifiés, Sorrente et ses jardins parfumés, et Capri. Au bout de quelques années, comme ils vivaient tous deux « dans le péché » sa fiancée éternelle décida de rompre. C’était son curé qui gâchait la fête de l’amour, hélas, pauvre Cristo, il ne s’en remit jamais vraiment. Il devenait par périodes un vrai vagabond, saltimbanque des routes, errant au cœur brisé. On le voyait dans les lupanars à la lanterne rouge, il dormait sur les pierres tombales dans les cimetières déserts, puis, une nouvelle adresse arrivait ! Kostro envoyait de l’argent et son frère recommençait à lui écrire.

photos: Kostro, album de marie. 
Marie, album de Yannick Vigouroux, collection.

mardi 13 juillet 2010

les carnets de Vinika, Roland de ma mémoire.


Le veilleur du phare.

"La vie s'écoule si vite emportant nos désirs, nos erreurs, nos regrets.Nous ne savons pas ce que nous voyons, nous ne savons pas ce que nous faisons.c'est d'après le témoignage bon ou mauvais de ce que nous avons laissé sur la terre que nous serons jugés et pesés dans les balances de l'éternité.' Théophile Briant. 1944.

Il existait une sourde rivalité entre Roland et Kostro, autant l'un était silencieux sauf lorsqu'il était le lecteur ou lorsqu'il chantait, s'accompagnant de sa guitare ;  autant l'autre était bavard, théâtral, orateur de grande classe. Roland disait souvent que c'est grâce à son écoute de Kostro qu'il avait découvert l'art de la plaidoirie et qu'il devenait autre en salle d'audience ; alors il se souvenait des discours de Kostro et savait que sa capacité à parler sans peur dans les tribunaux était  liée à toutes ces années de vagabondage littéraire et philosophique.

 Roland en fait avait une double personnalité, calme et pondéré, silencieux ; puis revêche, révolté, imposant par le Verbe. Des études de droit à l'art de la défense et de l'accusation, jusqu'à l'art de la politique, tout un parcours de Roland que Kostro ne comprenait pas. Kostro vouait sa vie aux scénarios de films, de théâtre, au cinéma et à la photographie, je pense que François, Paul et  Kostro étaient plus proches, entre eux s’était nouée  cette compréhension fraternelle qui les rapprochaient les uns des autres.

Roland et Kostro  avaient été très amis sur les bancs de l'école primaire, écrivant des poèmes, lisant tard dans la nuit. Ils participaient tous deux à des concours poétiques, assez à la mode à l'époque. C'est ainsi qu'ils avaient découvert "le goéland", journal littéraire et poétique de la Tour du Vent, sur la côte de Saint Malo, non loin des rochers de Rothéneuf. Ils avaient été remarqués par le jury et invités en Bretagne.

 Roland et Kostro avaient donc rencontré Théophile Briant à Paramé, peu après la mort accidentelle de son fils Xavier.  Tous les trois s'étaient promenés à Rozven  sur la plage de Colette. La maison perchée en haut de la dune, le petit escalier de bois, les pins et la lande déserte. La mer caressait le sable, des mouettes et des goélands les survolaient. L'ombre de Colette était présente, Théophile Briant parlait de Saint Pol Roux. Le soir, il leur montra les photographies du manoir de Camaret détruit par le feu et des portraits de Divine, la fille du poète martyrisée par les nazis. Un portrait frappa Kostro par sa force : c'était celui de Divine avec son goéland apprivoisé qu'elle avait appelé Héol.

 Puis ils parlèrent longuement de son ami de Saint Benoît sur Loire, le poète Max Jacob qui, lui aussi, sera une victime de la barbarie nazie.

En 1939, Roland recevra une lettre de Théophile lui annonçant la mort de Milosz, l'un de ses poètes préférés,  mort seul et dont on ne parla pas dans la presse. Il lui envoyait un livret de ses  poèmes.

«ce sera comme dans cette vie. Le même jardin,

profond, profond, touffu, obscur. Et vers midi

Des gens se réjouiront d’être là

qui ne sont jamais connus et qui savent

Les uns et les autres que ceci : qu’il faudra s’habiller

comme pour une fête et aller dans la nuit

des disparus, tout seul, sans amour et sans lampe.

ce sera tout à fait comme dans cette vie… » Milosz. 2 Mars 1939.

De 1940 à 1942, le journal ne paraîtra pas.

Cristo


Je m'appelle Augusto. Je suis italien, de Modène. Dans ma famille nous sommes peintres en fresque de père en fils. Celui que vous appelez Kostro, pour nous c'était Cristo. Enfin, nous c'est moi le seul survivant de cette vie, plus que centenaire. Les autres sont tous morts depuis longtemps.
Cristo il était tchèque, je crois. On l'a connu en 58, je travaillais aux Noces de Cana, à Gênes ou à Turin, j'ai oublié. Il crevait de faim, il était en loques, mais de bonne qualité, je me souviens de ses drôles de chaussures à trous. Cet homme il ne disait rien, une énigme. Il venait de France, il avait combattu à Madrid pendant la guerre civile en mars 37, on n'a jamais bien su dans quel camp. On préférait ne pas savoir. On pensait qu'il avait été dans la Légion étrangère française après. Il était à la fois naïf et roué. On buvait pas mal ensemble, surtout mon lambrusco.
Moi, ce qui me plaisait c'est qu'il pouvait rester des jours immobile, en lisant. C'était vraiment un bon modèle pour les fresques. Quand il nous a dit qu'il repartait, j'ai fait des photographies pour terminer le travail.

Augusto F.

lundi 12 juillet 2010

les carnets de Vinika. Roland de ma mémoire.




"Ami, entends tu le vol noir des corbeaux sur nos plaines..."


 "Ici l’on rit, l’on pleure, ici l’on vit, l’on meurt à la manière des légendes, gens de terre et gens de mer, et c’est toujours semaine puisque sans cesse on peine,..." Saint Pol Roux.

J'avais rêvé de la disparition de Roland en URSS. Je me demande pourquoi ce rêve était devenu pour moi comme une réalité, l'aimais-je encore après tant d'années ? Il était si impulsif qu'il n'aurait pas dû rester là-bas, dans le Caucase, si longtemps. Il est revenu brisé,  trop déçu de ce qu'il avait découvert, vu, entendu... Puis il a repris  le courant de la lutte en poésie. Toujours le culte d'Aragon... Aragon qui écrivait aussi en 56 sa désolation face à la répression totalitariste communiste. Je me souviens de Roland, de sa guitare et de sa voix basse et profonde, Roland de la musique de mon âme ;  "le chant des partisans" demeure en moi comme un écho. Je me souviens aussi de sa colère  le jour de la signature du pacte germano-soviétique. Un jour, il était revenu de Paris avec des feuillets clandestins, c'était "le silence de la mer" de Vercors... Il finissait ses études de droit, devenait un brillant avocat, admirait Jean Moulin. Il préférait pourtant  marcher dans la montagne plutôt que de plaider ! Alors, il écrivait. Travaillait pour des journaux. Il n'aimait pas parler, oui, François se souvient de cela. Roland parlait peu, il lisait à voix haute, il chantait, mais il était parcimonieux de ses mots. Il aimait Saint Pol  Roux. Je me disais" non, je ne l'ai jamais revu"," non, je n'ai jamais plus rien su de vous tous” , je voulais ne jamais le revoir, ne jamais rien savoir",  mais je savais, j'avais des nouvelles, et puis sa soeur était mon amie d'enfance... 

les carnets de Vinika, la mémoire.


"Srebne Gory"  : Les montagnes d’argent.

« À Villard, la 7e station du Chemin de Croix de Valchevrière diffère des autres. Construite juste après la guerre, elle a été modelée dans le style des chapelles de Zakopane. C'est "la station des Polonais". On y lit : « Pour la liberté, la justice et la dignité humaine, pour la Pologne et pour la France, sont tombés au champ d'honneur, ont souffert dans les prisons et dans les camps de concentration, des professeurs, des élèves, des employés du Lycée Polonais Cyprian Norwid. »

Citation extraite du site « lycée polonais de Villard de Lans ». De nombreuses photographies, albums des élèves, sont captivantes sur ce site.

Le vin est bon, dans notre région, ces jeunes Anglais trouvaient légère et pétillante la clairette de Die, ils n’en avaient jamais goûté, certains plus âgés préféraient le vin rouge, un bon verre de côtes du Rhône. Il était doux de partager ainsi ces instants de paix et de fraternité, à l’écart des combats et des angoisses. Moi, j’aimais un verre de Grignan, j’avais le sentiment de me promener sur ces remparts, de me plonger dans les lavandes, de me laisser emporter par le parfum des roses. La montagne est si belle en fin de journée. C’était un dimanche. Ce matin-là, certains du groupe étaient allés à la messe des Polonais à Villard-de-Lans. C’était aussi pour établir le contact.  Ils étaient célèbres pour leur chorale. Certains élèves étaient partis en Angleterre par la voie de l’Espagne. Ils voulaient rejoindre l’armée Polonaise. Des émigrés polonais de toute la France rejoignaient le gouvernement en exil pour former l’armée de libération de la Pologne. À  Villards de Lans, l’Intelligentsia Polonaise, des gradés, des industriels, des gens fortunés, des médecins, avocats, gens de renom, artistes et écrivains  étaient installés, continuaient d’arriver et  le lycée, en juin 1939,   avait été créé pour former les jeunes qui relèveraient le pays de la ruine. Une émigration d’élite en contraste avec l’émigration des houillères de France, essentiellement des paysans et des serfs,   mais tous unis dans l’amour de leur pays.

Fin 42, le lycée est sous surveillance… En 1943, le directeur est arrêté par la Gestapo. 1944, les élèves et les professeurs s’engagent dans les FFI et montent dans les alpages dans le Vercors ; deviennent maquisards. Tant de ces jeunes gens et jeunes filles ont donné leur vie, sont morts ou ont été déportés, jusqu’à ce que la Pologne retrouve sa liberté, une vraie présidence, une démocratie,   le 22 décembre 1990, avec Lech Walesa.

 

les carnets de Vinika, la mémoire.


Le comptoir Lyonnais.

Je crois que c’est une photographie d’une réunion clandestine au café « le comptoir Lyonnais », au 63, avenue Alsace-Lorraine, proche de la gare SNCF, ce qui était forcément un bel atout dans le mouvement et la distribution des tracts et journaux, ainsi que pour les groupes qui circulaient. Louise Collomb était la propriétaire, elle avait offert cette pièce aux résistants, elle aidait les Anglais et les juifs. Je reconnais là Roland, Vincent, Kostro sans son bandeau ! C’était sérieux, je ne dis pas que la poésie, la photographie et le cinéma ne l’étaient pas, nous continuions à écrire, à rêver…  Mais c’était la guerre… Il y avait tant de souffrances dans le regard des émigrés réfugiés, tant de peur chez les enfants, tant de fatigues chez ceux qui devraient affronter la montagne et la marche vers la Suisse. Le réseau s’agrandissait. Des villages du Vercors  accueillaient familles entières et enfants sous de fausses identités. Les fermiers offraient de la nourriture et le logement, des prêtres s’opposaient au national- socialisme, des institutrices fabriquaient des faux papiers dans les mairies, des assistantes sociales convoyaient des enfants soi- disant malades contagieux…

La famille Guidi organise un préventorium et une entreprise, elle sauve des enfants et des parents en leur donnant du travail. « Les tilleuls » restent associés au courage et à l’abnégation des volontaires qui vivaient là. Lors de ces réunions du « comptoir Lyonnais »tous les mouvements de libération de la France étaient représentés, chacun avait droit de parole.

Peut-être tout de même que je me trompe… Des rencontres avaient lieu aussi dans des greniers, une seule réunion et tout était rangé, comme si personne n’était venu. D’autres fois les retrouvailles avaient lieu très haut dans la montagne, dans des chambres de chalet, dans des hangars, comme à la ferme d’Ambel, avec sa vue imprenable sur le vallon ; une fois ce fut à Notre Dame de Sion à Grenoble.  Je me demande quand même, cette pièce ressemble à la chambre haute du café, petite et poussiéreuse, c’est l’heure de fumer la pipe, tabac anglais, le bonheur et du vrai café ! La détente avant d’aller faire sauter les voies de chemins de fer ! 

Cycle : histoire de Marie, la mémoire.




reçu ce jour, par temps d'orage, de la part de Yannick Vigouroux.

Mon histoire de Marie.

Pendant mon séjour en Sicile, des amis ont commencé à rédiger des fictions littéraires à partir d'archives familiales, anonymes, mais pas toutes. Mais de toute façon, en partie partie anonymes : on connait parfois la provenance exacte, le nom de la famille, mais rarement les prénoms, degrés de parenté, métiers des différents acteurs, sinon de manière fragmentaire, lacunairre. Brigitte venait en effet d'hériter de centaines d'images léguées par une amie. Le titre générique que ces amis ont donné à ces histoires est : « L'histoire de Marie. » Ils ne cessent d'en dérouler et entrecroiser les fils avec une imagination particulièrement fertile.

J'ignorais tout cela lorsque j'ai acheté sur le marché de Syracuse le portrait de cette jeune femme. Le tirage est très abîmé, marbré de nombreuses cassures. Il semble que, pour une raison que j'ignore, on lui ait accordé malgré tout une grande valeur puisqu'il a été remonté dans un cadre récent, économique. C'est cela qui est particulièrement émouvant : le caractère 
cheap et banal de ce cadre contrastant avec ce portrait jauni et abîmé, monté d'urgence dans un écrin sans âme, trop lisse. Et puis le voilà, ce portrait auquel on tenait visiblement tant, abandonné sur cette brocante, désormais anonyme, devenu simple rebus, ne coûtant que deux euros... Je me demandais quelle avait été la vie de cette femme, qui l'avait tant aimé ?

Lorsque rencontrai quelques jours plus tard la vieille dame qui tenait l'hôtel de Milazzo (l'hôtel California, un nom qu'on n'oublie pas) où je résidais, je m'imaginais qu'il aurait pu s'agir de la même personne. J'appris plus tard, au moment du départ, qu'elle avait travaillé après la Guerre neuf avec son mari en Allemagne (d'où l'inscription sur la façade de l'hôtel : « 
Man sprecht Deutsch »), qu'elle s'était enfui avec lui pour échapper au travail dans les champs, et... par amour bien sûr. De chaque lieu religieux où elle s'était rendue elle avait ramené une statuette, dont l'incontournable Padre Pio vénéré à Naples et en Sicile, trônant dans l'entrée. Les icônes religieuses sont omniprésentes ici, à l'intérieur des maisons, mais aussi sur les halls d'entrée, dans des niches minuscules aménagées à chaque coin de rue. Les manifestations religieuses aussi – le jour de l'arrivée dans la ville, j'assistais ainsi à une longue procession qui me mit vaguement mal à l'aise : tout le monde était de sortie, jeunes et vieux, valides et handicapés, civils et militaires, religieux, dans un climat de ferveur et une odeur entêtante d'encens. La vieille dame nous confia que quelques jours plus tôt, des inconnus lui avait rendu visite et lui avait dit qu'il n'était pas possible d'entrer chez elle, car sa maison « était habitée par le Diable ». Profitant de son trouble, il lui avait dérobé des statuettes. Avec un joli sourire résigné que je n'oublierai jamais, elle conclut sur un dicton qui me sembla aussi juste et fataliste, mais qu'étant donné mon très bas niveau d'italien, je ne saurais hélas retranscrire...
 Hôtel California, Milazzo, juin 2010 » (Canon Powershot)  Photographie Yannick Vigouroux