Histoire de Marie

On me donne début juin, la collection des photos de famille de Marie. Bonheur et impression étrange de me trouver en possession de la mémoire d'une famille que je ne connais pas. Je sais seulement qu'elle était fille d'immigrés espagnols (Majorque, Soller) et que ses parents tenaient rue Sadi Carnot, une épicerie "Le Jardin d'Espagne" .
J'ai publié une première photo, et tous mes amis se sont mis à écrire...
Alors ce blog où l'histoire de Marie s'écrit (s'invente) petit à petit... au fil des commentaires, des messages
.
Un grand bazar ...
work in progress,

B. Chaix (juin 2010)

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Générique de fin
(avant un autre projet, certainement)


Merci à tous les amis auteurs, ce fut une belle histoire.
François a écrit un bel adieu à Marie . Je n'écrirais pas plus.

Marie , la vraie, est décédée l'an dernier, le 31 mars.

B Chaix (26 mars 2011)

jeudi 8 juillet 2010

Le cycle de Kostro. Lettre de François.


« Je vous livre le secret des secrets : les miroirs sont les portes par lesquelles entre la mort. Regardez-vous toute votre vie dans un miroir et vous verrez la mort travailler sur vous »

Jean Cocteau, Orphée

Début 1953

Cher Kostro,

Yannick vient de m’envoyer la photographie qu’il avait prise de toi,   avec ton pansement- turban et tes chaussons du marché de Sallaumines ! Lorsqu’il était venu avec moi à Oignies pour te rencontrer. Je pense très souvent à ton petit laboratoire et ton  studio de photo aménagés dans l’ancien cabanon au fond du jardin.

Si gentille, Krystina qui  avait rangé ses outils au fond du poulailler ! D’ailleurs, il y avait bien assez de place puisque les poules vagabondaient en liberté, c’était bon pour la terre, elles désherbent, elles sont bonnes pour la nature. Et puis son homme n’était plus là, il ne fait pas  bon faire la grève quand les nazis sont dans les parages ! J’ai été étonné que tu n’écrives plus, mais heureux que Paul m’ait transmis ton adresse ; tu continues à jouer avec la lumière, photographie et cinéma sont devenus toute ta vie ; avant ils étaient plus accessoires, je veux dire qu’ils étaient un intermédiaire avec la poésie ; C’est toi qui m’en a donné le désir, tu te souviens ? Mon premier appareil, tu me l’as offert, en revenant d’Angleterre ! Et les premiers films !  J’écoute » les feuilles mortes » et je pense comme si souvent, à notre jeunesse, à nos amis anglais, à nos luttes et nos disputes.

Ce soir là, avec toi,   nous avions vu « Orphée » puis nous avions rejoint les mineurs au banquet de la Sainte- Barbe. Le grand-père Porion t’appelait  Cochise, il avait vu « la flèche brisée » et tu lui répondis en levant ton verre, la phrase de Cochise à son ami Thomas : « Durant ma maladie, j'ai eu l'occasion d'y réfléchir bien souvent, et j'en suis venu à la conclusion que les vrais amis se rejoignent là-haut, plus loin que les montagnes, quelque part au-delà des cieux. C'est ce que je crois. »

Puis l’un des anciens, arrivé dans les années 1925, te chanta l’hymne national polonais en pleurant. Très patriote ! Il est vrai, qu’avant de venir à la fête, ils avaient tous assisté à la messe de bénédiction des mineurs.

"Jeszce Polska

Nie zginela

Kiedy my zyjemy

Co nam obca przemoc wziela

szabla odbierzemy »

 (La Pologne n'a pas encore péri Tant que nous vivons Ce que l'étranger nous a pris de force 
Nous le reprendrons par le sabre.)

 Siwinski te dit aussi : «  tu vois tu es jeune, moi aussi j’étais jeune ! j’étais venu pour repartir ! et j’ai envoyé en Pologne, 33 millions d’économies faites entre 1929 et 1939, 10 ans de privations ! Pour acheter une ferme. J’ai envoyé l’argent à mon frère par la Poste ; j’avais pas confiance dans les banques, et tout a disparu ! Je n’ai rien eu et je suis resté ici. Nna zrdowié ! Sto lat dla ciebie !» (à ta santé ! 100 années de vie pour toi ! 

Enthousiasmé, tu lui répondis : je vais te dire, Siwinski,   la fin d’un poème : « au prolétaire »,   il est de Kostrowitzky, le grand poète polonais, écoutez tous,   avant la tombée de la nuit, ces mots qu’il écrivait :

« Or tu sais que c'est toi toi qui fis la beauté

    Qui nourris les humains des injustes cités

    Et tu songes parfois aux alcôves divines

    Quand tu es triste et las le jour au fond des mines »

Voilà pourquoi je veux rester ici, avec vous qui êtes les « héros ordinaires » de la vie quotidienne.

Moi, je n’aurai pas de menhir offert par Picasso sur ma tombe oubliée ;  qui viendra me voir, me parler ici, dans ce cimetière des ouvriers ?

Ma Madeleine n’est pas encore venue, ni de Louise, ni de Marguerite, Marguerite est avec Paul,   la solitude avec vous tous, et les souvenirs qui sont aussi mon poison. »

Le soir, dans la petite chambre à l’étage, dans la maison de Krystina,   où tu logeais au mois, tu mimas l’oriental qui danse, tu parlas longuement des photographies d’Etienne Sved, Hongrois comme toi. Je ne sais pas pourquoi on disait que tu étais tchèque ! La Hongrie voilà tes origines de par ton père. Et en nous montrant les photos de Brassaï que tu avais en ta possession, tu disais :  « les photos sont des miroirs de nous-mêmes, elles sont des portes, elles nous emmène au-delà de la mort. » Je sais maintenant pourquoi tu disais cela, en revoyant le film de Cocteau dernièrement, j’ai retrouvé la phrase initiale.

Cher Kostro, mon ami perdu et retrouvé, je t’envoie cette photo que je devais t’adresser avant que n’arrivent certains évènements dans ma famille, qui m’ont obligé à ne pas penser à moi pendant un moment, excuse-moi pour le temps qui est passé comme le vent de cet hiver froid et monotone. Maintenant, nous sommes au printemps, j’ai plus de temps et j’ai repris la photographie. Je viendrai te voir bientôt avec mes images de chambres et de fenêtres au cours des saisons qui passent. Tu sais comme j’aime et admire Josef Sudek.

 J’ai soupé un soir avec Paul et Marguerite qui, grâce à Roland, ont pu acquérir une maison en Algérie. Ils étaient si heureux de partir là-bas… Paul a eu un poste d’ingénieur des ponts et chaussées à Constantine, ceci dans l'attente d'exercer son vrai métier puisqu'i la réussi sa médecine, il ne devra pas attendre longtemps) et Marguerite un poste d’institutrice.

Bien à toi, ne m’oublie pas,

François

Photographie: l'homme au turban. Collection Yannick Vigouroux.

 

mardi 6 juillet 2010

Les carnets de Vinika. Aragon.


Juillet 1939.

Aragon entendait et écoutait, il voyait ce que dans nos campagnes nous pressentions sans vraiment le comprendre. Nos amis Espagnols nous encourageaient à lutter, nos amis communistes devenaient une seule voix qui nous donnaient le courage d’être attentifs à ce qui s’annonçait… les familles Polonaises tremblaient et priaient, les églises emplies de femmes en foulard noué sur la tête et agenouillées dans la lumière vacillante des bougies allumées devant la Vierge de Czestochowa.

Aragon écrit en février 1939 un article que Roland nous a lu, un soir ; nous nous taisions, nous pensions aussi à ces réfugiés d’Espagne que le poète avait accueilli à la frontière. 450 000 réfugiés fuyant la guerre civile, abandonnant toute mémoire et toute racine, dans les larmes et le sang. 1er avril 1939, la lutte est terminée… Nous pensions aux pays annexés par l’Allemagne, aux pogroms, aux camps de réfugiés…

« Je dis que nous sommes en guerre, nous autres Français, avec l'Allemagne. Une guerre qui se fait par d'autres moyens, voilà tout. D'une minute à l'autre le recours aux moyens classiques est possible. Une guerre qui dure depuis plus de deux ans, et où d'autres se battent pour nous. Je dis qu'il faut être insensé pour ne pas reconnaître ce fait : nous sommes en état de guerre. Et dans ce moment surtout où d'hypocrites tentures cachent le combat véritable, peut-être plus encore, autrement que de 1914 à 1918, il est nécessaire aux Français de se durcir, et de savoir même être injustes, et de haïr, pour être aptes à résister.
 »Aragon. Extrait.

 

Les carnets de Vinika. Gerda Taro.


25 juillet 1937- 25 juillet 1939

 

Anniversaire de la mort tragique de Gerda Taro. La « Péquena Rubia » première femme reporter écrasée par un char lors de la guerre d’Espagne, enterrée le 1er août au Père Lachaise, sous des gerbes de bouquets parfumés et des jonchées d’herbes ; une fleur aux entrailles de sang, couchée seule, dans ce cimetière, parmi des fleurs déjà livides, abandonnée à l’oubli… Elle est morte de tant de volonté et d’abnégation, de tant de foi dans ce seul mot «  Liberté », de ce désir que la photographie soit présence et témoignage. Les images  de « la petite Taco » sont si vivantes, si vraies, issues de Ce Rollei- Flex qui ne la quittait jamais ; ces images qu’elle ne signait pas, certaines autres images qu’elle offrait, que Capa publiait sous son nom ; dévouée et entière, une femme de combat. Ce fut  un jeu pour elle et Endre l’inconnu, que de donner un nom à Capa, d’inventer sa légende pour se moquer des antisémites, de créer son aventure d’américain photographe célèbre ; inspiratrice, amante passionnée et amie fidèle.  Elle a donné sa vie pour lutter contre la dictature. N’oubliez pas la colombe immortalisée par Giacometti.  Ayez une pensée d’amour pour cette jeune femme si forte et si séduisante, une photographe de grand talent,  morte si jeune  afin que la vérité de « la liberté pour le peuple », afin que la vérité de l’image «  au plus proche de l’homme en action »  éclate au grand jour.

dimanche 4 juillet 2010

Cycle : les histoires de Marie. Kostro dans la grotte verte.



Kostro vêtu de couleur sombre est assis sur un rocher dans une clairière au milieu de hautes montagnes enneigées. Et pourquoi pas ? Il peut y avoir une clairière, quelques arbres et un cercle empli de clarté au creux des montagnes. Il jette, un à un, des pétales d’une rose rouge dans l’eau d’un ruisseau qui court à ses pieds. Un ruisseau circulaire, oui, je conçois bien, cela semble étrange mais vraiment, je l’ai vu, le ruisselet tourne en rond, comme un train d’enfant. Kostro s’appuie contre une gigantesque pierre. Il se lève lorsque l’eau est devenue couleur de sang. Il s’avance vers la paroi et celle-ci s’ouvre. Un escalier grime dans une grotte assez vaste et scintillante de cristaux. Je ne peux m’empêcher de le suivre, discrètement même si je sais que je n’en ai pas le droit. C’est son histoire n’est-ce pas ? Eh ! Bien, je le suis, sans bruit, et je vois qu’il y  a un étage.  Kostro s’arrête là devant une porte en or où est gravé un œil entouré de rayons.  Il prend son pendentif, celui que son grand père lui a offert avant de mourir, et qui représente un oeil Egyptien. Il le pose sur la sculpture et la porte d’or s’ouvre en grinçant. Dans cette salle, au milieu, un sarcophage ouvert. Couchée là, une momie ; sur son corps est posée la croix ansée. Dans cette grotte, la lumière est verte. Les murs sont gravés de hiéroglyphes. Le sol est jonché de pétales de rose rouge. Des lampions phosphorescents sont accrochés à la coupole. Le couvercle du sarcophage de marbre blanc est déposé verticalement contre l’une des parois. Sur ce côté droit de la salle, un serpent d’argent est peint, il s’enroule en spirale sur une fresque de  corps humain. Au fond de la pièce, regardez ! Un tunnel ! Kostro s’engage et descend. Il marche longtemps, il fait de plus en froid. Du salpêtre humide coule sur les murs, du sable glisse sous ses pieds. On dirait que l’on entend le chant de la mer. Un petit enfant attend Kostro au pied de l’escalier taillé dans la roche. Il tient une torche allumée,   le guide vers une chambre. Dans cet endroit il y a un lit de repos situé face à une table basse dont les pieds représentent des pattes de lion. Et partout des livres et des livres. Des livres rouges, des livres bleus, des livres de cuir, des parchemins, des papyrus. Kostro semble totalement ébloui. Dans un coin, un vieil homme courbé travaille. Il tient une plume d’oiseau dans la main et mélange des pigments et des poudres pour faire de l’encre. Il écrit des histoires du monde, des poèmes et des épopées. L’enfant s’assoit à ses pieds et chantonne. Le petit homme offre à Kostro un livre à la couverture verte.

À côté de la chambre, une pièce tendue de voiles sombres et au fond, un long rideau rouge  qui s’ouvre par le milieu, dévoilant une niche comportant une table d’obsidienne. Dans une corbeille, des fruits et des fleurs, un serpent sui glisse en sifflant. Un cercle agrémenté de sept boules d’or tourne sur un socle. Une clepsydre dont l’eau est couleur de cerise écrasée glougloute. Contre les tentures sombres, dans l’opacité du lieu, je découvre en même temps que Kostro des statues, sept statues aux yeux qui brillent, des émeraudes ! Chacune a une tête d’animal : ibis, lion, taureau, aigle, biche, chat, vache. Les statues s’animent, oh ! J’ai eu peur, je me suis cachée derrière la première tenture. Kostro ouvrait de grands yeux et je voyais ses lèvres qui disaient sa phrase préférée : «  n’ai-je donc tant navigué que pour voir cela un jour ? » Les animaux de marbre sculpté avancent à pas lourds, qui résonnent et l’entourent en dansant, comme une ronde d’enfant. À pas pesants, le temps s’intensifie. Et ils disent «  anouti anouti oum nefer toum ousirew a Ptah nefer idi aaa ! amouni ouda au a dai doaou doaou  mou nou roudoui doui noa ba lamini amenti daouat Seth ba daouat ma ma naouat maat soum ounou mou nefer nefer » et ainsi de suite, une mélopée lancinante, et je m’endormais, je voyais Kostro qui s’endormait debout… Et les livres volaient autour de nous, disparaissaient, devenaient poussières, les lettres devenaient oiseaux aux plumes obscures. Les statues se brisaient, éclataient en millions de particules, des étoiles vrillaient l’espace, tant de comètes qui se pulvérisaient en cet espace réduit, des vibrations secouaient le sol, Kostro ne bougeait plus.  Ses yeux seulement étaient ouverts et irradiaient d’un éclat vert tandis que la momie arrivait vers lui… Tout à coup ils entraient l’un en l’autre, comme aspirés, transformés. La momie se tournait vers moi et disait : «  n’ai-je donc tant navigué que pour voir cela un jour ? » Alors je prenais peur et je m’enfuyais, je courrais dans l’escalier et je me retrouvais devant le rocher. Kostro fumait sa pipe et lisait un livre à la couverture verte où se trouvait le dessin du serpent spiralé., il rit  et me dit : « anouti anouti oum nefer… »

 

 

Cycle: les carnets de Vinika


 

Alors, viendra le rite de l’automne. Comme un exil incertain : refuge pour les oiseaux engourdis. Comme un humide silence : nid touffu de feuilles ocre et jaune d’or où les chats vagabonds sont en rupture de caresses. C’était un temps de multiplication des pluies, sous un ciel d’abondance et de riche toison sur les arbres endoloris.

Il nous faudra bientôt la neige couleur de papillon ou une aube limpide pour que les enfants se reposent. La terre s’illumine encore de gestes sableux. Ce qui prolonge la profane immensité de l’été, c’est cette perspective nouvelle d’une saison qui chante.

La chambre verte s’éclaire des parfums qui chatoient sur les corps endormis, en vigilance de rêverie, et l’équilibre des habitudes est rompu.

C’est un vaste jardin d’ombres, de poissons d’argent en une flore pélagique, pour des rayons de lune et d’herbes de Chine, comme l’eau ondoyante ou la vague au sable séminal. La mémoire d’une essence rare transperçant la forme d’une pensée sauvage. L’argile particulière qui deviendra différence des horizons. Des capsules orientales tendues vers le ciel, de mille couleurs, des fruits ouverts jonchés aux pieds des troncs moussus, des gouttes de rosée dans le calice de l’unique rose qui se penche sur sa tige frêle. Une ombre qui se transforme, qui entre dans les nœuds du temps, un végétal détachement.

Toute histoire est inflorescence. Il faut se persuader parfois que le délai nécessaire à la maturation ne sera pas plus long…Il est si difficile aussi de patienter, de s’ouvrir à la mémoire du vent. Ceux qui sont venus ici avec la certitude d’y trouver le soulagement sont couchés maintenant dans le lit de l’oubli. Seules, les aiguilles au cadran de l’horloge veillent sur leurs mânes solitaires. Les pierres sont grises, gravées de signes offerts au passant qui s’arrêtera.

Le ballon roule entre les roseaux, au long des pierres de la terrasse. Quelques coquillages et des pétales de pivoine. Tu voudrais un château d’ombres et d’herbes légères, comme un orgueilleux rempart contre les bruits de la ville, t’éloigner de la foule…Aller vers la fontaine des ondes de mai mais dans ton regard de feuillages, en mosaïque de miroirs brisés, je vois la plainte des nocturnes épaisseurs.

La maison est calme et sage, d’une fraîcheur blanche. Il n’y a d’indifférence que sur les visages qui ne sont pas échos. Tu reviens du fond de l’orage, il fait si froid, et tu déposes sur la table, les coings gelés. Les saignées de la terre sont musique et lumière, de lointains balbutiements d’enfants, rythme primitif d’un frémissement.

Dans l’inquiétude du brouillard, des figures échevelées qui tournoient. Pour interpréter le cantique du soir, il nous faudrait retrouver le libre de Babel, mais les lanternes se sont assoupies. Les enfants ont chanté dans le jardin en promenant leurs lampions. Les craquements des arbres étaient résonance. Maintenant, il est temps de ranger les costumes et déguisements. La sorcière a lancé les graines de citrouille afin qu’elles se gonflent et germent. L’automne est là, et se courbe vers la chaleur du feu. Comme une dame de froissements et de cendres, aux mains claires qui dispersent les herbes folles, sombres, d’une nuit de lune rousse.

Là-bas, la Venise végétale d’un songe mûrissant, ou l’image d’une ville engloutie sous les eaux du large espace, ou un escalier de pierres percé de lucarnes. Là-bas, le craquement de la lagune, des nuages d’entailles lourdes sur l’horizon d’une multitude errante, le chant d’un ange sylvestre ou l’île des étoiles perdues… C’est dans le murmure du coquillage que l’enfant reconnaît la voix de sa mère, comme un apaisement cadencé, d’ample et délicate flamme ; C’est dans le crépitement des étincelles du bois qui s’enlace au papier que la phonétique de la lumière devient sensible, comme un mouvement qui dénude ce qui est caché. (le jardin des enfances)

Les souvenirs sont des graphismes d’enfants sur des papiers transparents, pliés en quatre et caché dans des boîtes colorées. La mémoire est étrange : illunée et striée d’opaques nervures. Des visages dont on a oublié les prénoms, des paysages qui appartiennent à l’imaginaire, des plages sans grèves, des comptines sans mélodie. (le jardin des enfances)

Une mesure discrète élabore le foisonnement du mutisme. Nous devons apprendre à nous taire. Ouvrir nos mains et parler par des gestes qui se lassent. Écouter  l’immobile qui habite les choses. Découvrir ce qui nous entoure par le regard des doigts.

Ne plus rien dire. Et aussi, peut-être, ne plus voir, pour que l’insondable fragment du temps qui passe ne nous lacère plus. Renouveler le chant des corps, par cette intelligence lointaine et primitive qui tresse les chevelures fragiles des sirènes, et dans les ondées de brume et de lilas blanc, trouver l’œil de la lande.

Au sacrilège des argiles émiettées, par une ascèse délicate, se ployer, devenir étranger à soi même, disparaître dans l’anonyme instant. La nuit verdoyante est en deuil des astres qui se moquent de nous. C’est novembre d’un rire léger, de pâles clartés et de rythmes d’oies sauvages. C’est un déploiement de poussières et d’arabesques. Un changement qui réside dans le mystère des mutations. Ou l’arcane d’une dispersion humaine qui ressemble aux feuilles volantes de l’automne.

Dans la chambre aux vieux meubles, la pénombre est sertie de mémoires. Les miroirs s’animent de jeux d’enfants, d’éclats de lumière, de tulipes blanches dans le vase du soir qui dort. Le dragon perdu ne se cache pas dans le cœur de la fleur mais dans la grotte de notre passé. Nous devons sans fin le dompter, le chevaucher, découvrir en lui son autre visage : celui du cheval blanc ailé qui nous emporte vers les épousailles magiques.

Je me penche vers la Castalienne cheminée où se consument les grimoires des muses. J’y recueille les audibles paroles des pierres de lune et je les lance là où jouent les ombres de la nuit. Lorsque mon corps dormira dans la barque de bois, recouvert d’argile, je marcherai seule vers le dolmen aux yeux de jade. Je ne connais pas le chemin qui mène au jardin perdu, je ne sais pas si un ange veille encore devant les portes des Hespérides. Je n’ai jamais vu les lutins aux bonnets rouges qui lavent de leurs larmes les fleurs souillées par le sang des guerres. Je n’ai jamais traversé la croisée des ogives bleues.

Mais j’ai parcouru les lignes noires des signes de la matière et dans le miroir où s’observent les aveugles, j’ai vu l’enfant des éternelles migrations.

Ventre rond d’une femme : demeure simple des enfants du vent, berceau de nudité et d’absence, au souffle du large espace d’une alchimie, pour  le nouveau voyage des pèlerins de la terre.

 Des multitudes d’yeux attentifs peuplent l’épaisse noirceur des souterrains abandonnés. D’ailleurs, plus personne ne connaît le secret des grilles rouillées, ensevelies sous les lacs d’herbes ternes où sommeillent les châteaux oubliés. La belle au jardin miroitant n’attend plus que tombe le masque du prince errant.

La sollicitude qui viendra en nous demain sera à la mesure même de notre amertume. Ceux qui portent seul le poids des promesses oubliées nous interrogent sans fin. L’œuf de la primordiale parole est éclot, désormais. Et déjà, depuis si longtemps, tant de corps embaumés forment procession  et marchent en cercle sur les écailles livides. Il serait temps maintenant de déposer les fleurs violettes sur les tombes grises afin de nous tourner vers l’extase de la vie. Il serait temps maintenant d’entendre monter des lagunes essoufflées l’appel de Saturne.

Une aube différente éclaire le labyrinthe cosmique. Je dans le cri se déchire et découvre le hiéroglyphe du cœur. Nul doute, désormais. Je creuserai ta chair, terre de vierge apothéose, terre des vents, pour y trouver le lait de l’enfance ininterrompue.

Dans le jardin clos où s’épanouissent les roses ardentes, je m’allonge sur la pierre obscure où glissent les gouttes de ma chair ancestrale, et dans les ténèbres qui demeurent s’agitent les serpents verts aux yeux dorés.

Je m’endors du premier sommeil, assoupissement entre les épines et les ronces qui déchirent : hier est enseveli. Je suis la passante du jardin embué et là-bas, le tertre désolé des immigrés, et des errants aux mains serrées quand les herbes s’affolent devant les brouillards denses échappés d’un autre songe.

Une aile de soleil et de vent, échappée d’un ondoyant printemps, et la voix naissante du silence de la nature : éclats d’ondes marines, lueurs enfin, qui transfigurent le monotone. La pierre noire est chaude et douce. Les coquillages sont trop blancs et le ciel trop bas.

La tombe éclate, la pierre roule. Le sépulcre n’est qu’écorce de noix, tombée brutalement ,fendue sur un sol trop brut, trop sec.

Je tends les bras vers les formes ondulantes qui se dissipent, peu à peu. Espace d’intime éclosion.

Je vais vers un autre espace, l’étonnement d’une incertaine solitude. La nuit est inattendue . En ce lieu clos de bleuets et d’ iris , la chatte se love sur la terre encore ensoleillée. Fleur d’aube blanche ou fleur de sel, de salive éclose au matin qui viendra. Les écorces des arbres sont noueuses, chavirées. Le merle est devenu un ami. Il mange dans l’assiette du chat, il siffle et nous observe. Dans sa cage, le canari s’endort.

Les enfants sautillent dans l’herbe. Les plantes arrosées  laissent tomber sur l’argile leurs humides nervures. L’image accrochée sur le mur de briques se décompose. C’est Venise,  et il me semble entendre l’eau qui clapote. Une femme chantait à son balcon. La lagune est lointaine.

L’eau devient neigeuse, les tourterelles s’envolent. Près du puits abandonné, des miettes de pain et des graines. Vivre ici, ou là-bas, n’est pas indissociable de la nuit : ténèbres opaques, tombe muette, terre sombre, regard de clair-obscur, grotte inaccessible, statue de Vierge noire fixant de ses yeux l’immensité sacrée qui nous échappe.

Os sertis de chair, ambrés de végétale extase, dans le lit des étreintes tremblantes, et les corps se perdent et se trouvent encore…Cendres déjà, entre les doigts qui s’agitent, se meuvent, caresses évanescentes lorsque s’échappent les oiseaux blancs.

Dans le secret de ces heures défuntes aujourd’hui, une femme marchait dans le jardin. Elle s’arrêtait, émiettait le pain dur et attendait que viennent  les mésanges, les moineaux. C’était l’hiver , alors.

Je somnole sur la couche d’herbes vives, d’argile pâle. Une fleur délicate ouvre ses pétales. Les gouttes de rosée sont tendres, assoupissement. Pour vaincre le poids qui immobilise la chair,  pour traverser la vallée des ombres, pour lire dans le regard de l’aimé le temps de la présence.

Bientôt, écoute, viendra l’absence. Le lieu où tu es seul te ressemble, aucune distance ne nous éloigne du jardin des histoires anciennes. La chair est en exquise joie. Silence. Nous sommes les endormis de l’île close.

De lointaines contrées s’offrent aux regards des voyageurs. Du vide, jaillissent les ombres et les lumières. Les formes foisonnent, presqu’ impalpables.

Ocre souvenance, elle dit «  hier, là-bas «  et c’est longtemps que tu comprends. Le langage est autre, d’invisible sérénité, de permanente respiration. Blessure des heures chaudes, dans le creux d’une fulgurante ascension. C’est un sommeil de sang et de neige, qui viendra, alors que la mélodie de la flûte s’unit à la voix d’une femme.

La mélancolie dérobe à l’aube le cri de l’amour. Mouvements ininterrompus de doigts, de membres comblés. La lune exhale l’ardeur saveur de la ténèbre. Des gerbes laiteuses accentuent les étoiles qui trouent le manteau céleste. Cela suffit de déposer sur la pierre ronde, de feu et de vent, la ruine échevelée du temps qui passe.

De lourdes eaux tournent autour de nous. En nos souffles, une oraison musicienne qui ne cesse de se multiplier. (le jardin des enfances)