Histoire de Marie

On me donne début juin, la collection des photos de famille de Marie. Bonheur et impression étrange de me trouver en possession de la mémoire d'une famille que je ne connais pas. Je sais seulement qu'elle était fille d'immigrés espagnols (Majorque, Soller) et que ses parents tenaient rue Sadi Carnot, une épicerie "Le Jardin d'Espagne" .
J'ai publié une première photo, et tous mes amis se sont mis à écrire...
Alors ce blog où l'histoire de Marie s'écrit (s'invente) petit à petit... au fil des commentaires, des messages
.
Un grand bazar ...
work in progress,

B. Chaix (juin 2010)

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Générique de fin
(avant un autre projet, certainement)


Merci à tous les amis auteurs, ce fut une belle histoire.
François a écrit un bel adieu à Marie . Je n'écrirais pas plus.

Marie , la vraie, est décédée l'an dernier, le 31 mars.

B Chaix (26 mars 2011)

samedi 31 juillet 2010

Arles

A Arles, Ferdinand est sur les traces de Marguerite.
Là-bas la jeune fille s'appelait Violaine V.
V comme Vercors. Elle sortait du Rhône et déjà n'y voyait plus.
Matthias serait-il aveugle lui aussi, et de naissance, ici cela n'est pas dit.

Le journal de Ferdinand (2)

Histoire de Marie : Le journal de Ferdinand (suite)

(Ferdinand a décidé de tenir un journal d’été pour faire avancer son « histoire de Marie ». Fin juillet, un procédé l’aide à démarrer. Le projet se précise donc même si tout cela reste sans forme)

20 Juillet 2010. Marguerite était dans la voiture de Kostro quand celui-ci a trouvé la mort le 4 Janvier 1960. Je pense que Marguerite était rentrée depuis quelques mois seulement. L’été précédent, elle était dans les Galeries de France au moment de l’attentat qui avait fait cinq morts. Rester en Algérie ne leur avait plus semblé possible. Comment a-t-elle retrouvé Kostro ? Que faisait-elle avec lui ce jour là ? Ferdinand, était-il au courant de la présence de sa femme aux côtés du poète-cinéaste avant que les gendarmes lui apprennent l’accident ?

Ses tentatives pour retrouver le film de Kostro, des années plus tard, montrent qu’il est resté attaché à son ami défunt mais elles sont restées sans effet. L’œuvre de Kostro n’existe plus que dans la mémoire des rares spectateurs qui ont assisté aux projections exceptionnelles de son unique chef d’œuvre.

Au milieu des années 60, Marguerite ne vit plus avec lui, elle s’est installée chez Marie. Complètement dépendante depuis qu’elle est aveugle, elle a retrouvé l’affection de sa sœur. Les années passent. Ferdinand parcourt le monde. Leur reste-t-il quelque chose en commun ? L’avenir nous le dira, mais c’est au cours de cette période que se situe un épisode du roman, celui auquel je pense depuis quelques jours : Marie ouvre une boite qui contient des photographies. Elle les décrit une à une à Marguerite qui en caresse les bords dentelés comme s’il s’agissait d’icônes miraculeuses.

Le roman développera les échanges liés à chacune de ces images. Sur une photo, Marguerite allaite Matthias, son enfant, né en Algérie. Si je respecte la chronologie, il ne doit pas avoir plus de 5 ans quand ils rentrent en France. Qui s’occupe de lui ensuite pendant les années où Marguerite reste auprès de sa sœur ? est-il avec elles ce jour où elles se penchent sur le passé ? est-il en vacances avec Ferdinand ? sinon où ? S’il est encore vivant aujourd’hui, il a à peu près mon âge.

Marie place une autre image entre les doigts malhabiles de Marguerite. Sur celle-ci, soirée amicale dans un bistrot, verre de blanc sur la table, cartes à jouer, belote ou bien rami, Marguerite baille. Mélancolie de la jeune exilée : des petits élèves, un mari trop occupé, l’isolement dans un bled sans attrait… Marie insiste. Tu n’as pas l’air de t’amuser beaucoup, pourtant les autres rient… C’était tous les soirs comme ça ? Ou bien à quoi passiez-vous votre temps là-bas, loin de tout, loin de nous ? etc.

La suivante est plus récente, et elle est en couleur. Elle rappelle les efforts de Marie pour réinsérer sa sœur handicapée. Un arbre de Noël, une chorale, Marguerite chante les yeux protégés par d’épaisses lunettes noires, silhouette désormais fragile, vieillie singulièrement, on dit : « l’ombre d’elle-même ». Oui, oui, c’est ça… Ceux qui ne disparaitront pas deviendront des ombres, ombres à eux-mêmes, traces non reconnaissables des espoirs que la jeunesse avait mis en eux, mais une ombre qui chante si elle ne voit plus.

On la voit danser sur l’image suivante, vingt ans avant et le contraste me touche. Il touche aussi Marie. Quatorze juillet 1945, dit-elle, c’est la date indiquée au verso. Quel est le jeune homme qui la tient dans ses bras ? Elle dit c’était Roland certainement. Non ce n’est pas Roland lui dit Marie. Je ne le connais pas. Ce n’est pas possible, tu ne te rappelles pas, tu ne veux pas me dire que c’était Roland. Non ce n’est pas Roland et je ne sais pas avec qui tu as dansé le 14 juillet 1945, il y a vingt et un ans. C’était Roland, insisterait-elle.

Sur celle-ci, Marguerite écrirait au tableau. On verrait de dos les enfants du premier rang. La craie blanche vient de tracer presqu’automatiquement les derniers vers de la récitation :

« O buffet du vieux temps, tu sais bien des histoires, 


Et tu voudrais conter tes contes, et tu bruis


Quand s'ouvrent lentement tes grandes portes noires ». Tu te souviens des vieilles armoires de la maison de Majorque ? dit Marie. Tu te souviens de nos étés là-bas ?

Ou bien, imaginons un intérieur, un bureau près d’une fenêtre ouverte sur les collines, c’est là que Marguerite écrit une lettre à Marie, dix ans avant, en mai 1956. Elle lui parle de la maison de Majorque et des citronniers. Elle fabrique de la nostalgie dans la chaleur algérienne. Elle n’est pas ici, elle n’est pas là-bas, elle n’est déjà plus nulle part. Ferdinand a pris la photo par surprise. Elle le regarde. Elle est souriante pourtant. Tu as l’air heureuse sur celle-ci.

Celle-ci est plus drôle, c’est Marguerite encore enfant, pieds nus, et qui foule les grappes dans une comporte. A côté d’elle, plusieurs vendangeurs s’amusent. Le jus noir éclabousse la scène.

Je la vois bien grimacer, sur une autre photo prise à la même époque : elle tirerait la langue à son père. Ce serait un des rares gros plans de la collection. Tu te souviens dirait Marguerite comme il était embêtant papa avec cet appareil neuf. Tu avais une très jolie robe répondrait Marie. L’enfance galope plus vite qu’on ne croit, va, vient dans tous les sens. L’enfance est un cheval fou qui brise l’enclos où tu croyais l’avoir remisé. L’enfance revient avec ses nausées et ses émerveillements. L’enfance les porte et les mine.

Sur la suivante, c’est Marguerite en cuisine : elle hache finement persil, ciboulette, et estragon pour une omelette qu’on voit au premier plan. A l’arrière-plan, par la porte entr’ouverte les préparatifs d’une mise de table un peu solennelle. Dans un petit miroir en partie caché par la jeune femme, le reflet du photographe. C’est Ferdinand. Marie ne dit rien de ce détail de l’image et Marguerite reste silencieuse.

25 Juillet 2010.

Hier soir, une conversation avec B. dans un restaurant d’Arles m’a beaucoup troublé. Je ne la connais pas depuis très longtemps. Est-ce l’intimité de la saison, l’émotion liée à certaines expositions[1] ? je ne sais pas, mais notre conversation a pris soudain un ton plus familier. P. m’a parlé de son premier amour. Elle avait seize ans, il était plus âgé, veillait sur ses études, moitié grand frère et moitié amant. Un jour il est retourné dans son pays en guerre. Quand il est revenu, dit-elle, son regard avait changé. Peux-tu te représenter ça, me dit-elle, son regard n’était plus le même. Ses yeux à elle à cet instant se sont remplis de larmes. Quelque chose d’elle, à ce moment-là, m’a bouleversé. Il y a presque 25 ans que cet amour là et que cette guerre là se sont évanouis, et pourtant la mémoire des yeux blessés d’un homme blessé ne s’effacent pas. J’ai pensé à ce livre des disparitions que je voudrais écrire avec l’histoire de Marie. Je crois que c’est de cela que Cédric Lagneau parlera avec Marie, ce jour de 1960 où il garera sa Citroën 15 devant l’épicerie pour la seconde fois. Il lui dira : je suis un ami de Roland. Elle fermera le magasin. Elle l’accompagnera dans un restaurant au bord du fleuve. D’abord, elle ne dira rien, et lui presque rien. Puis c’est elle qui parlera. C’était son premier amour, son professeur de mathématiques avant la guerre. Il l’aurait invitée une fois dans le diois, dans la grande maison familiale où le four à pain fonctionnait encore, une fois par semaine. Il l’aurait amenée en randonnée, au Grand Veymont ou au Pié Ferré. Elle aurait été amoureuse de lui, mais il n’en aurait rien su au début. La guerre vient. Le maquis. Passons vite. Ils se voient fugitivement maintenant en cachette des autres de la bande. Roland a rejoint les FFI qui remontaient la vallée du Rhône, jusqu’au Rhin, jusqu’en Allemagne. Une première fois Roland a disparu. Parfois, Marie voit sa femme dont elle est devenue l’amie et qui ne se doute de rien. Roland n’écrit plus. Marie grandit. Maintenant, c’est Ferdinand qui la courtise et qui dans l’ivresse de la Libération puis de l’année qui suit conduit les deux sœurs vers les rivières d’Ardèche, pousse jusqu’à Aix ou à Marseille. Ils nagent dans les calanques au printemps 1945. Tout l’hiver, sur le plateau ils redécouvrent une liberté inimaginable. Marie est amoureuse. Roland s’est effacé.

Puis il est revenu et son regard avait changé, dit Marie à Cédric Lagneau. Vous voyez ce que je veux dire ? Oui, je vois. Je vois très bien, répondrait Cédric Lagneau. Quelque chose en lui s’était cassé, n’est-ce pas ? Oui, dit-elle, nous avons recommencé à nous voir en cachette, mais il était brisé. Ce n’était plus Roland. Comme je n’étais plus la jeune fille qu’il avait connue avant la guerre sans doute, mais quelque chose en lui s’était perdu. Vous comprenez ça ?

(J’arrête là pour aujourd’hui. La suite va de soi. Lagneau ne répondra pas tout de suite. Roland quitte sa femme, et Marie bien sûr, en 46. A Paris, une carrière d’apparatchik l’attend, place Colonel-Fabien. Pour oublier. Des contacts avec la Hongrie. Il refuse de voir. Il construit des amitiés franco-hongroises, il écrit des articles, il fait la navette entre les deux pays, sa vie s’installe dans l’oubli de soi, une vie parmi les ombre. Et un jour, ses yeux se ferment définitivement, loin des nôtres. Sans doute au dernier moment, quelque chose lui a permis de voir à nouveau, lui qui depuis si longtemps ne faisait plus que semblant de vivre. C’est ce qu’explique Cédric Lagneau à Marie avant de la raccompagner chez elle).

27 Juillet 2010.

Je reprends la visite de cette boite à photos. Marguerite et Marie autour de la table de la cuisine, cernées par le passé.

Un carnet à la main, Marguerite interroge Jacques Soustelle. Je me demande s’il vaut mieux situer cet épisode en 1955 ou 56 quand Soustelle est Gouverneur général de l’Algérie, ou plus tard quand il sera ministre de De Gaulle. Cela changerait tout en ce qui concerne au moins le visage de Marguerite, les raisons de cette interview. Marguerite m’interrompt.

C’était au printemps 1956, nous venions d’arriver, je donnais un coup de main à des amis qui venaient de créer un petit journal. Nous avions réussi à avoir un rendez-vous avec Soustelle mais Ferdinand voulait que je le fasse plutôt parler des mayas que des « évènements ».

Sur celle-ci, tu joues au tennis avec Ferdinand. Qui l’a prise, cette photo ? Passons à la suivante, s’il te plait.

Kostro et toi. Devant un cinéma. Le 27 février 1953, c’est écrit au verso. Oui, c’est la première du Carrosse d’Or. Kostro était un peu lié avec Renoir à qui il envoyait des lettres enthousiastes au fur et à mesure qu’il découvrait ses films. Renoir lui répondait parfois. Tu savais ça ? Ce soir-là, Kostro avait invité Ferdinand qui avait voulu que nous y allions ensemble. Je ne connaissais rien du cinéma, ni de Renoir que je croyais peintre, ni de Magnani dont j’ignorais l’existence. Mais revoir Kostro après toutes ces années…

Avec qui es-tu sur celle-ci ? C’est une manifestation à Alger, il n’y a pas de date. Marguerite ne répond pas. Je préfère l’imaginer retenant encore un instant l’image précédente, celle où on la voit sortir d’une projection qui place le spectacle au-dessus de la vie, un film qui chante l’illusion et les fictions dans un monde qui ne vaut plus rien.

Je reconnais celle-ci, dit Marie. C’est moi qui l’ai prise en 56, quand vous êtes venus en vacances. Tu te rappelles ? On était allé dans le diois pour voir André et Véronique. On s’était baignées dans la Drôme. On était seules. Tu avais nagé dans l’eau froide du claps. On était resté longtemps au soleil, toutes les deux comme autrefois. Comme aujourd’hui encore, Marie.

J’aime beaucoup la photographie suivante. J’aimerais en être l’auteur. C’est une maison de vacances. Ferdinand dans le jardin a déjà bu une tasse de café, il lit le journal. Quand il entend Marguerite ouvrir les volets, il n’a qu’un geste à faire pour saisir le visage de la femme aimée, au réveil, éblouie par la lumière… J’imagine qu’il tient l’appareil entre ses mains comme il tiendrait le visage de Marguerite. Miracle de l’amour de loin. Marie passe rapidement, elle ne décrit pas la photo, la laisse retomber dans la boite en métal, soudain gênée par les yeux vides de sa sœur.

La photo suivante est étrange : Marguerite agenouillée entre deux messieurs, curieusement vêtue d’une étoffe blanche dont le drapé retombe en cascade, découvre assez largement ses épaules et sa poitrine. Les deux arabes, plus âgés, qui l’encadrent portent un vêtement invraisemblable, une sorte de toge. Marie ne connaissait pas cette photo. Marguerite rit : c’est Suzanne et les vieillards ! Un peintre était venu de Paris pour réaliser des fresques dans notre église. C’est Kostro qui nous l’avait envoyé. J’ai accepté de poser pour lui avec d’autres habitants de la wilaya. En fait, il n’a jamais terminé son travail, je le soupçonne d’avoir surtout voulu organiser les tableaux vivants qu’il prenait en photo. Il nous déshabillait à peu de chose près. Et nous nous amusions des regards qu’il jetait sur nous ou de celui des autres figurants. C’était comme une récréation, bien innocente non ? Tu trouves que je suis perverse?

Le Ville-de-Marseille quitte le port d’Alger la blanche. Et Marguerite quitte Ferdinand : elle agite un mouchoir dans sa direction avant d’emprunter la passerelle. Ferdinand est de dos. Il la rejoindra bientôt. En fait, ils ne se retrouveront jamais je pense. Je crois qu’elle est partie avec l’enfant (qu’on ne voit pas sur la photo), qu’elle laissé le petit chez sa sœur, qu’elle est allée à Paris, retrouver le peintre ou bien Kostro, ou je ne sais quoi qui lui permettrait enfin de vivre sa vie, aller au cinéma, danser, voir le monde, échapper à la lourde couverture de plomb que les années algériennes ont jeté sur ses épaules.

Supposons maintenant que Marguerite rame, plongeant avec énergie ses avirons dans la surface étale d’une eau presque sans ride. Si la photo ne donne aucune indication narrative intéressante, elle donne des informations sur la vitalité jamais en défaut de la jeune femme, que j’opposerais désormais à la mélancolie native de Marie.

On verrait sur la suivante, les deux sœurs encore enfants devant un plat presque vide. Les deux fillettes saucent avec les doigts les rebords du récipient, plongent leurs mains, nettoient avec gourmandise ce qui pourrait bien être un reste de mousse au chocolat. Marguerite prend toute la place, Marie en retrait, occupe avec timidité, le terrain qui lui est laissé. Life is sweet, comme disait l’autre jour le bateleur argentin derrière le Palais des Papes.

Une scène de foire. Marguerite adolescente à côté d’un Monsieur Muscle qui semble mettre au défi les passants. Un jeune paysan s’apprête à faire un bras de fer avec le colosse. Marguerite tâte les muscles du forain et ceux du jeune homme, l’air connaisseur, au milieu des éclats de rire. Elle-même, joueuse, insolente regarde l’objectif. C’est elle qui lance un défi, mais à qui ?

28 Juillet

Comme tous les procédés, c’est un peu lassant… J’arrête donc. Je me demande, quand même, si en introduisant quelques variantes on ne pourrait pas présenter la vie de Marie avec la même technique. Il faudrait éviter, pour Marie, de proposer à la suite des photographies imaginaires. Une succession de chapitres courts, qui seraient distribués dans le livre de façon aléatoire ou en relation plus signifiante avec l’organisation des autres cycles constituerait le cycle discontinu de Marie. On y rencontrerait : Marie armée, Marie boudeuse, Marie caressante, Marie diplômée, Marie élue, Marie fiévreuse, Marie grimpeuse, Marie hypnotisée[2], Marie ivre, Marie juchée (où ?), Marie avec Kostro elle aussi, Marie se lance dans la lambada (à son âge !), Marie malice, Marie en nacelle, Objectif Marie, Marie et le papillon (ou le parpaillot), les quenelles de Marie, Marie attachée au radiateur, le signal secret de Marie, la toison de Marie (épisode érotique), Marie devant les urnes, Marie a peur du vide, Marie s’offre un walkman (à son âge !), Marie joue un petit rôle dans Yoyo de Pierre Etaix, Marie au Parc animalier.



[1] je pense en particulier à celle de Marcos Adandia, Entre le ciel et la terre (Les mères des disparus) : le regard de ces femmes aujourd’hui âgées interroge encore la dictature, l’impossible oubli de la souffrance, le scandale des disparitions…

[2] On échapperait quand même à: « Marie, Marie outragée ! Marie brisée ! Marie martyrisée ! mais Marie libérée ! »

vendredi 30 juillet 2010

Les carnets de Vinika, "la petite Marie joue sur la plage"



















(sur une idée lancée hier soir par Yannick) 

Brigitte revenait de Chine, des photographies plein les yeux, des marionnettes dans son sac à dos et le livre « Histoire de Marie » transformé en herbier chinois ; François écrivait à l’ombre d’ un tilleul, assis près d’une source légère, le vieux pont fuyait vers la forêt, un chat ronronnait sur la pierre chaude ; Yannick archivait de vieilles photos de vacances et d’étés oubliés, de familles perdues sur les rives de la mort… « Dans la nuit des disparus », où seul, ce n’est pas certain ! et sans amour, et sans lampe, rien n’est moins sûr ! après tout, que savons nous de l’autre rivage ? Instant d’impatience, frivole, énervée, je pense au « cimetière des livres oubliés » de Zafon,  les tombes se courbent vers la terre durcie, caillouteuse, une cloche sonne, les douves sont ornées d’herbes folles,  j’aimerai tant aller dans cette bibliothèque et choisir un livre, le livre de ma vie… Dans la maison brûlée, sur la colline,  il reste  une armoire aux portes fissurées dont les tiroirs  regorgent d’anciennes photographies ; personne ne m’a dit où se trouve cette demeure ; j’ai juste entendu des femmes qui parlaient de ça sur le marché. Je pense au récit de Garat, oui, il y a un château incendié, la nuit des soldats ivres, la sorcière protège l’enfant caché dans le grenier. Les images, les récits, les enfances et surtout tous ces regards  se mélangent dans mon esprit, je ne dors plus, je rêve que j’écris, j’écris que je  rêve… Je me réveille le matin, et les phrases continuent à apparaître dans ma tête… Elles se poursuivent, le jeu de la course dans le jardin de mon cerveau enchanté.

"Eh! Si on faisait un loup glacé ? " 

 La petite Marie jouait- joue encore,  sur la plage, elle rencontrait- rencontre encore, des enfants russes venus là en vacances. Ils l’invitaient- l’invitent encore,  dans leur tente au bord des vagues. Lieu secret, temple de l’enfance en absence de morale bourgeoise, seul compte le rite de la fraternité : « croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer ! »

J’aime à imaginer que ces deux petits gars là, ce sont Kostro et Cristo, enfants, quelque part dans leur jardin d’enfances, au bord de la mer, dans la maison de la grand-mère dont le mari marin est mort en mer, un jour de tempête ;  et qu’ils demeurent à jamais vivants dans la nuit des souvenirs. Au pays de fraîcheur et de mémoire, là où la mort est plein accomplissement de la vie. Là où l’on ne peut pas être seul, sans amour et sans lampe, ce serait trop cruel.

Marie amène avec elle un seau de plage empli de coquillages nacrés, dorés, certains trop blancs. Les garçons ont joué avec le sable mouillé, tours, murs, dentelles de sable et algues, un beau château s’est élevé.  « le château de sable est bien trop près de la vague » dit Marie. « Mais, non, ! tu ne sais pas ! Il faut que la mer l’achève, le brise, nous, on veut toujours, toujours recommencer à bâtir ! Le jeu c’est de construire, la mer  détruit ce que l’on a fait et on reconstruit tous les jours. » 

Je pense à Jean-Paul, il court dans le champ de blés,  se cache derrière les meules, il est encore jeune, un beau sourire sur les lèvres, il a déjà ce sourire qu’il gardera toujours, cet éclat  malicieux dans les yeux, et cette force de titan protecteur qui attire les filles.

Kostro est si loin, là-bas, avec son frère Cristo. Ils posent tous deux durant de longues journées, pour que le peintre puisse achever la fresque de la nativité dans l’église Santa Maria . Ils figurent les Rois- Mages, je crois que c’est Kostro qui en a eu l’idée, il aime trop son turban.

Et je rêve encore : Roland est debout seul sur une barricade, un char s’avance si lentement, si doucement puis tout explose en une gerbe de sang, son corps tombe, tombe si lentement, si doucement, je me penche vers lui et je lui ferme les yeux.

Paul et Marguerite marchent dans le désert des berbères. Ils aiment ce peuple, ses chants.  Dans une oasis, à Ghardaïa, ils croisent une petite fille et Paul la photographie.

Madeleine toujours à la fontaine puise de l’eau ,et chante… Vincent joue de la guitare devant le feu de bois, dans le champ moissonné.  Sur le Bosphore ,un homme et une femme, debout, attendent. La gare est détruite, elle restera toujours ainsi, dans nos mémoires.

Je n’ai jamais vu Monte-Cristo, l’île au trésor. Je n’irai jamais à Portofino. Pourquoi faire ? C’est trop sélect. Ce que j’en aime, c’est l’image du port qui vit en moi. La petite Marie joue sur la plage, ses pieds dansent dans le creux des vagues, soyeuses écumes salées qui s’élancent sur le sable fin. Les litanies de la mer nous encerclent. Et nous nous endormons. 


Photos: Les enfants à la plage, collection Yannick Vigouroux

Marie: album de Marie

jeudi 29 juillet 2010


Le cycle de Roland.

Novembre 1956. La mort ou la disparition de Roland ?

« Par quel aveuglement avons-nous fait comme si le communisme n’était pas une névrose ? » Pierre Emmanuel. Décembre 1956.

Abandonné par les occidentaux, écrasé par les chars et l’armée du pacte de Varsovie, le peuple de Hongrie qui avait suivi la révolte de Varsovie a vu son soulèvement se terminer dans un bain de sang et de honte.

Nous avons appris avec un grand chagrin le décès de « Pédra », Jean-Pierre Pédrazzini suite aux blessures qu’il a reçues  lors des combats de Budapest, ainsi que celui de son ami Roland dont on ne nous a pas communiqué le nom de famille,   journaliste et photographe comme lui, en mission pour Paris-Match sur le terrain de l’insurrection de Budapest. Roland était à demeure à Budapest et travaillait avec les intellectuels du cercle de «  Petôfi » grand poète Hongrois.

 Tous deux ont reçu des balles alors qu’ils aidaient des blessés à se protéger des tirs des miliciens. Opéré et apatrié en urgence, « Pedra » est mort à l’hôpital. Le corps de Roland a disparu, il avait été admis à l’hôpital de Budapest et opéré en même temps que son ami. Mais nous n’avons pu en apprendre plus.

Nous apprenons à l’instant que de grands intellectuels Français comme Sartre, Beauvoir, Prévert, Roy, ont déchiré leur carte du parti communiste et que certains en Europe : Angleterre, Italie par exemple, ont totalement rompu avec le marxisme.

Le 4 novembre 1956 le rideau de fer s’est refermé sur la Hongrie, 20 000 morts, jeunes, étudiants, journalistes, écrivains, ouvriers, 160 000 réfugiés qui ont tout perdu.

L’occident persiste à se taire.  « Radio Europe Libre » a menti : personne n’a secouru le peuple Hongrois !

"Sur le Dieu des Hongrois

Nous le jurons,

Nous le jurons,

Que nous ne serons esclaves

Plus longtemps ! "

Sandor Petöfi

Rendons témoignage et justice à tous ces éprouvés qui ont lutté dans l’honneur pour leur liberté et pour leur patrie. 

mercredi 28 juillet 2010

Les carnets de Vinika, juillet 2030. Antigone 3.




La jeune femme au manteau rouge et celle à l’écharpe verte. (Blog Y.Vigouroux. 2008)

C’était cette page que je lisais hier, dans le train, un texte et une photo prise par Yannick, et que je découvrais, éberluée, au cœur du livre « Histoire de Marie, dans la nuit des disparus ». La jeune femme avait laissé tomber son livre et s’était assoupie.

Comment la vie fait elle pour que les gens  se croisent, se perdent et se retrouvent ?  Avec tous ces impossibles aléas du hasard ? 

Nous sommes de toutes les époques, chaque instant s’inscrit en nous, celui de la fleur et celui de la planète, nous sommes solidaires les uns des autres, nos mémoires s’enchevêtrent, se tissent en un réseau chatoyant de rires et de fugitives pensées. Une branche craque, c’est la tourterelle dans le sapin, les hortensias fanés ne la voient pas. Une fumée tourbillonne au-dessus des tasses de thé au jasmin. L’enfant regarde et ne comprend pas. Celui qui marche dans le silence traverse le souvenir de son ombre. Yannick aimait la photo intitulée "le Bosphore", elle lui rappelait certains de ses longs voyages, et la plage qu’il devinait derrière la gare déserte l’attirait.

Marie, Kostro et François  avaient lu les livres de Yannick, assisté à ses conférences  et ils aimaient aussi ce passage qu’il avait envoyé pour « Histoire de Marie » et qui faisait partie de leur livre commun. Je me souviens, le récit commençait ainsi :

" La Jeune Femme au manteau rouge." Yannick Vigouroux.

Chaque jour, dans le train de 8 h 17, la jeune femme au manteau rouge s'assoit devant moi, quelques minutes après mon arrivée, près de la fenêtre, dans le sens contraire de la marche. Comme tous les matins elle me jette un regard vague et furtif, auquel je répond par le même regard vague et furtif. C'est comme un signe de reconnaissance. Surtout pas un signe de complicité. Nous nous reconnaissons, c'est tout. Et pourtant j'ai le sentiment que nous nous connaissons sans nous connaître. La jeune femme au manteau rouge ne sourit jamais. Elle en possède probablement un mais ne parle jamais dans son téléphone mobile. J'apprécie cette discrétion. Depuis deux ans que nous voyageons "ensemble", nous ne nous sommes jamais parlé. Je ne connais donc pas le son de sa voix, je ne peux que l'imaginer. Malgré son attitude fermée et distante, je sens circuler entre nous un étrange courant de sensualité froide, difficile à décrire. Tout en faisant semblant de lire, je contemple du coin de l'oeil le bout carré de ses bottines marron, ce morceau de cuir légèrement usé. Je n'aime pas les mocassins gris qu'elle porte parfois.


Pour écrire les premières lignes de ce texte, amorcer la fiction, j'ai d'abord visualisé et enregistré mentalement les caractéristiques physiques et les attitudes de cette jeune femme, plus inconsciemment que consciemment ; puis un matin j'ai pris ces images floues avec mon nouveau boîtier numérique, où, pour une fois, elle porte un manteau noir. Qu'importe, l'image mentale que j'ai formé d'elle depuis longtemps est celui d'une femme portant un manteau de couleur rouge, et qui le restera...

Je venais de relire ces lignes de Virginia Woolf – cette fois il s'agit d'une personne âgée, mais le processus d'amorce et de gestation de la fiction (imaginer la vie d'inconnus croisés dans un train) est le même : « Je crois que tous les romans commencent avec une vieille dame dans le coin en face » (« Mr. Bennet et Mrs. Brown », conférence faite à Cambridge en 1924, in L'Art du roman, 1925).

Peter Handke confie quant à lui avoir rédigé son premier roman après la découverte d'un portrait de Cézanne : « Un portrait me frappa tout particulièrement car il représentait le héros de mon histoire, laquelle restait encore à écrire. Il était intitulé L'homme aux bras croisés : un homme sous lequel il n'y aura jamais de nom propre (et pourtant ce n'est pas n'importe qui), vu dans l'angle d'une pièce plutôt vide, définie par les seules lattes du plancher. [...] Les yeux de l'homme regardaient obliquement vers le haut et n'attendaient rien. L'un des coins de la bouche légèrement étirée par un sillage d'ombre plus épaisse : "modeste tristesse" Excepté la chemise blanche ouverte, il n'avait de lumineux que le grand front arrondi ; dans sa nudité même celui-ci était sa part non protégée » (La Leçon de la Sainte-Victoire, 1980)

Ce qui me frappe, c'est que, représentations picturale ou personne réelle, l'individu est à chaque fois perçu en diagonale, de biais (on ne lui fait jamais face). Virginia Woolf lui attribue un nom imaginaire, Peter Handke ne lui en attribue aucun. Ce sera le cas de la « Jeune femme au manteau rouge » qui restera anonyme, et, mixte des deux modes opératoires, l'image mentale des rencontres réelles servira de matrice au même titre que les clichés flous que j'ai pris d'elle. Il me semble en effet que les détails enregistrés doivent rester indécis, ténus, afin de laisser plus librement cours à mon imagination... »

Je fermais le livre, le posais sur les genoux de la femme endormie. Elle était semblable à celle du livre. Je rêvais peut-être encore ? Il m’apparaissait alors que la jeune femme au manteau rouge était sortie du livre et que je l’avais rencontrée, elle n’avait pas vieilli du tout.

 

 

 

 

lundi 26 juillet 2010

Les carnets de Vinika, Antigone 2




Kostro aussi aimait ces images floues de Yannick, de femmes recroquevillées sur une banquette, de corps tendus sur un quai de gare, d’imperméable blanc, de foulard qui s’envole, de mouchoir tombé, d’ailleurs, les dames n’ont plus de mouchoirs dans leur poche, c’est rare. Je ne crois pas qu’il y ait eu un mouchoir sur le sol, peut-être une mésange morte, oui, bleue dans le bleu de l’eau.

Le vert, tous les verts, Kostro les aimait, ça lui rappelait sa terre natale, la campagne, les jeunes pousses d’herbes, les salades de son grand-père, les géraniums de sa marraine.

« La jeune femme à l'écharpe verte comme une échappée d'herbes... ne connaissait pas la jeune femme au manteau rouge. Par une étrange coïncidence, lorsque l'une était là l'autre était absente. Autant la "rouge " lisait, grignotait son crayon, écrivait, palpait des liasses de papiers comme s'ils étaient des billets de banque... très précieux je veux dire, bien entendu ! autant la "verte " regardait fixement devant elle, prenant garde de ne jamais croiser aucun regard, se dérobant à tout contact, même par les yeux...

La " rouge " et la " verte " : deux noms qui m'évoquent la fleur d'un jardin, la feuille d'un arbre...
La femme est Végétale... L'Eve : la Vivante, la Vive, qui court et va... de buisson en parc, de magasin en bord d'eau, toujours alerte sous le ciel si bleu...

Marguerite aussi avait un manteau rouge, toute petite, déjà elle adorait cette couleur. On l’appelait « le chaperon rouge » , elle était timide, ses joues s’auréolaient immédiatement, elle baissait les yeux en tournant sa chaussure gauche dans la poussière.

Il me fallait évoquer le ciel bleu... Nous aimons tant le bleu, Brigitte et Yannick sont imbattables lorsqu’ils commencent à parler du bleu de la mer, du ciel, des yeux, d’une fleur, « ah Tout ce bleu de rêve et de silence !

Et aussi le jaune des pommes dans le panier, "les pommes faisaient rouli- roula, les pommes faisaient rouli-roula... trois pas en avant, trois pas en arrière... trois pas sur le côté... trois pas de l'autre côté..."

Connaissez-vous cette comptine? Ce sont souvent les filles qui la chantent dans la cour de récréation, entre la marelle et la corde à sauter !

Marie excellait dans l’art d’inventer des comptines, dommage, je les ai oubliés. Qui de nous a gardé son cahier d’écolier où il notait les chansons qu’inventait Marie ? Moi je l’ai perdu ou peut-être pas… Il faudrait que je cherche.

Marie, mais quelle Marie ? Comment écrire l'histoire de Marie? La rouge, la verte, la blanche, celle qui n'a pas peur du loup ? Celle qui adore les pommes? celle qui ne veut que des fraises ?

La robe en plastique. C’est une photo de l’album de Yannick, une Photo de  housse en plastique.

 « La dame au manteau rouge avait retrouvé son manteau. Il était resté très longtemps au pressing car elle avait perdu le ticket pour le récupérer. C'était ce manteau comme un doudou, une autre forme d'elle, une peau astrale et sans lui elle se sentait nue, incomplète, c'était ainsi qu'elle voyait son corps dans l'au-delà, un corps de lumière emmitouflée dans ce manteau rouge... De vie, de soleil couchant, de boule de Noël, de tomate ou de pomme, un tissu magique et puissant... Ibérique perspective ! le torero serait l'ange à l'épée ! »

Marie aimait ces couloirs, ces errances de gare en gare, elle se souvenait qu’elle aussi, elle était allée de port en gare, d’arrêt de bus en arrêt de tramway. Une vie qui déambule sur les trottoirs des cités. Marcher, aller vite, se déplacer ainsi, d’un endroit à un autre, le travail, le marché, les courses… Comme Kristina là-bas à Oignies, auprès de Kostro, comme Marguerite à Oran, comme ses parents. «  Au jardin d’Espagne était fermé maintenant. «  A la tricoteuse aussi ». Un jour, les boutiques changent de propriétaire, de nom, d’articles à vendre.

L’échappée belle des souvenirs, plus rien, quelques boîtes vides dans un panier, des boutons, des tissus colorés, des sucettes à l’anis, et des photos.

 Photo Yannick Vigouroux, Marie de Sicile 

Photo Yannick Vigouroux. La jeune femme à l'écharpe verte. 2008

les carnets de Vinika, Antigone.








Juillet 2030.

Ce jour-là, j’étais assise dans le train, je partais en voyage. Une femme au manteau rouge vint s’asseoir à côté de moi.

Parfois, lors de mes trajets quotidiens, je croisais la jeune fille à l’écharpe verte, parfois, la jeune femme au manteau rouge. Je me souvenais des histoires que Yannick et moi avions imaginées à partir de ces photographies itinérantes. J’avais envie de les relire. Je me disais que nous avions tous autour de nous des femmes au manteau rouge ou à l’écharpe verte.

Et cela ne m’étonna pas.

Les chaos, les sursauts, le balancement du wagon, les allers et venus  m’assoupirent. Je rêvais à demi… La jeune femme au manteau rouge était assise près de moi. Elle tenait un livre à la main dont le titre me rappelait vaguement quelque chose de connu. « Histoire de Marie, dans la nuit des disparus. »

Sur la page de couverture, un couple, un village montagnard. L’homme tient la femme dans ses bras, la femme sourit. Photo de bonheur, plénitude.

Oui, je me souviens, une aventure entre plusieurs « vagabonds des images et des mots », un désir de vivre une autre histoire, un partage entre inconnus, un blog.

Le parfum de la dame au manteau rouge : « Escale à Portofino » m’environnait, m’emportait, me plongeait dans les souvenirs si lointains de mes voyages en Italie du Sud. Je ne savais plus si je dormais, si je rêvais, à quelle époque je vivais ! Cette femme sortie d’une photographie existait-elle vraiment ou n’était elle que le fruit de mon imagination ? Une trace au creux du livre de ma mémoire. Une empreinte, un poème rouge.

J’ai retrouvé l’un de ces textes écrit après avoir vu la photo  que Yannick avait prise : « Je rêvais cette nuit de la dame au manteau rouge. Elle avançait sur un chemin sombre et portait sur elle une tunique pourpre d'où perlaient des gouttes de sang. À son cou brillait une petite licorne de cristal.

 Je me levais avec une impression étrange et mon corps était alangui par cet été brûlant.

 Dans la rue, je marchais lentement, encore étourdi par ce mystérieux Golgotha entrevu...

 Une petite fille sautait au palet dans une marelle tracée à la craie rouge. Elle chantonnait "Coccinelle, demoiselle du Bon Dieu, réalise mon voeu... "

 Il faisait très chaud dans le compartiment du train. Comme en l'année 1976. Lors de l'invasion des coccinelles échappées d'un élevage. 

La dame au manteau rouge s'était endormie, ou plutôt assoupie. Son sac à main serré contre elle, dans un geste un peu défensif, et le journal qu'elle lisait était tombé à ses pieds. 
Des nuées de bestioles rouges à points noirs voltigeaient dans l'espace clos et je les regardais...

 Une coccinelle se posa sur le col du manteau, broche précieuse : rubis sur hématite taillée et brillante dans un éclat de soleil reflété par le cadran de mon bracelet-montre. 

La dame à la coccinelle comme la dame à la licorne... »

Il faudra que je demande à Yannick, il doit encore avoir les images de ces femmes. C’est lui qui m’a donné le goût de photographier en partant au travail, toujours sur le qui-vive, comme un chat aux aguets, l’air de rien, et clic-clac, l’oiseau est sorti !

Il faudra que je lui dise qu’elles étaient très belles ces femmes assises et que ces fictions étaient revigorantes.

À un moment donné du trajet, le livre tomba des mains de la femme qui s’était endormie, et s’ouvrit en double page. Oh ! Surprise ! La photo de Yannick et son texte étaient dans le livre.

Je le ramassais et je lisais vite. Étrange, j’avais ce livre à la maison et je n’avais pas vu cette page. Peut-être n’était elle pas encore écrite ?

Je lisais donc : « Elle portait toujours le même manteau, je veux dire, de la même coupe, de la même forme... Mais il changeait régulièrement de coloris... Il m'apparaissait alors qu'elle aimait l'idée d'un vêtement- uniforme... Toujours le même et toujours pourtant différent! Un habit de couleur unie mais de semblable stature. 
D'ailleurs j'avais remarqué également que le tissu était du lin.
Cette matière noble se repère à son drapé, son élégance, sa tenue. 
Le lin, l'uniforme, la couleur unie. 
Et ... »

« Le manteau qu'elle portait le plus souvent était malgré tout celui qui était rouge. Je me disais qu'elle était couturière, ou que quelqu'un dans sa famille l'était. Tailleur ? Comme les membres des communautés opprimées qui avaient fui les persécutions du siècle dernier... et qui cousaient des nuits entières à la lueur médiocre d'une lampe à pétrole, d'une bougie et ensuite de l'ampoule électrique. 
D'abord à la main, à l'aiguille puis avec une petite machine à coudre achetée à crédit... les plus méritants ouvraient un magasin, pouvaient avoir un ou deux ouvriers...
la lutte contre la misère, la mesquinerie. »

« Ce jour-là, elle était assise comme à son habitude, non loin de moi et enveloppée dans son manteau rouge, comme dans un linceul. L’idée du linceul m’était venue par association avec l’expression insoutenable que j’avais captée dans son regard. Une lourde tristesse en sourdait. Une intolérable impression de dénuement, de solitude. En descendant elle fit tomber quelque chose. Je me penchais et je ramassais un bout de papier, me sembla-t’il. Mais il était plus lourd qu’un papier et le retournant je vis que c’était une photographie. Cette image que je vous livre « À la tricoteuse », et je décidais de nommer Antigone ma jeune femme au manteau rouge. En hommage à cette affiche collée sur la porte du magasin. »


 

 Photos: Yannick Vigouroux "la jeune femme au manteau rouge. Suzanne Guerrin "à la tricoteuse", rue nationale Lille- "au jardin d'espagne"Album de Marie.

dimanche 25 juillet 2010

Lettre de Paul à Kostro.







Oran, en ce mois de février 1953

 

Mon bien cher Kostro, te souviens-tu de ce 12 novembre 52, comme nous nous retrouvions avec joie et par hasard rue de  la gare d’Orsay ? Ici, les paysans disent que le hasard, c’est « ce qui vient de Dieu ». Eh !Bien, je veux bien le croire ! Il y a si longtemps que l’on ne s’était vu !  Ce jour-là je n’ai pas réussi à joindre Roland, je ne l’ai retrouvé que plus tard, à Paris, et cette fois ci dans son bureau au ministère des Affaires étrangères. Quel caractère trempé et ferme ! Il arrive toujours à ses fins !

 Nous voici installés ici, dans cette ville magnifique que l’on appelle « la radieuse ». Les nuits sont effervescentes et emplies d’étoiles. Une ambiance mauresque se ressent dans ces rues et au bord du port. Figure toi ! Comme c’est bien étrange, Maria m’a envoyé l’adresse d’une lointaine cousine à elle, venue des Baléares avec ses parents et installée à Oran depuis son enfance. Nous avons sympathisé, ainsi, Marguerite se sent moins seule. Ses parents tiennent une bijouterie, son père est horloger et sa mère répare aussi les bijoux. Elle s’appelle Rafaëla.

Marguerite a son poste à l’école Montplaisant. Et j’ai eu la chance avant mon départ d’apprendre que j’étais nommé à l’hôpital d’Oran, suite au décès d’un confrère, la fameuse grippe Espagnole et ses conséquences ! Donc je ne devrai pas attendre aux ponts et chaussées en surveillant les constructions des immeubles et de routes. C’est aussi grâce à mon diplôme de médecine coloniale. Nous avons déjà un peu voyagé dans le pays. Je t’envoie quelques images qui te plairont peut-être, du moins, je le souhaite. Tu devrais venir, ici les dunes sont longues et belles, les nuits magiques, Andalouses, les femmes splendides, et la vie bien agréable. Je te souhaite une bonne santé et du bonheur, ainsi qu’à Kristina,

Dans l’attente de tes nouvelles, ton vieil ami Paul.

PS : tu verras la vue de Marseille au départ du paquebot, le Koutoubia.